L'espace du discours
Emmanuelle Pirotte
« J’ai trouvé hier, ce matin, à l’instant, cette définition du discours dont j’avais besoin depuis des années. »
— Foucault, Michel, lettre du 16 novembre 1966 à D. Defert in « Chronologie », Dits et Écrits, tome I, Paris, Gallimard, 1984, p.38.
Dans les années 60, Foucault s’attarde sur la notion de discours. Dans le dernier chapitre de L’archéologie du savoir, il reconnaît avoir traité d’un domaine restreint d’énoncés – la production du savoir ou les pratiques discursives dans leur rapport avec les figures épistémologiques et les sciences – et négligé l’analyse des textes « littéraires », « philosophiques » ou « politiques » ; il admet ne pas avoir sondé « l’immense domaine du discours »1. Pourtant, dans d’autres textes rédigés à la même époque (voir corpus), il affirme la volonté d’aboutir à une définition du discours et se demande si le récit littéraire ne peut pas nous apprendre quelque chose du discours et du langage. Il se lance donc parallèlement dans une analytique du récit. Quoique celle-ci ne permette pas in fine de définir le discours comme « une unité isolable et fixe »2, elle décrit le discours dans son fonctionnement et ses caractéristiques internes. Foucault montre alors que l’on peut comprendre une certaine extension du mot « discours » qui a la particularité de se tourner vers « l’extralinguistique » – le « dehors » qui n’appartient pas au langage au moment où l’on parle – tout en manifestant le lien à son auteur, aux circonstances, au projet et à un ensemble d’objets dont il parle dans un repli sur lui-même (dans des éléments du langage). Autrement dit, tout nouveau discours trouverait son existence dans d’autres discours, prend forme sur fond d’énoncés déjà existants et déployés, toutefois il est nouveau pas dans ce qu’il dit (dans son contenu) mais parce qu’il prend effet dans la matérialité (au présent) ; il est l’événement de son retour. Foucault parle alors de « discursivité » pour décrire la propriété du discours lui-même, à savoir le fait de susciter de nouveaux discours, et parle d’« événement discursif » pour décrire le discours dans sa réalité matérielle, à savoir ce qui est effectivement énoncé.
Soixante ans plus tard, la prolifération des discours semble plus que jamais trouver sa condition d’existence dans les discours eux-mêmes. Et un nouveau type d’énoncé présente les mêmes caractéristiques et le même fonctionnement décrits par Foucault, seule différence, il agit « discrètement » : nous dirons un mot sur le discours algorithmique.
En dernière analyse, notre enquête nous conduit à (re)considérer les énoncés philosophiques. Et si ceux-ci consistaient, comme dit Foucault, à critiquer ce que nous disons, pensons et faisons, autrement dit : à penser « la philosophie, comme discours des discours »3? Alors, nous soutenons que la discursivité est devenue la forme générale de ce qui est donné à l’expérience4 ; nos rapports aux choses, à soi et aux autres, mais aussi les discours à venir qui parlent de ces rapports, trouvent leurs conditions de possibilité dans un certain espace : l’espace du discours.
Dans les années 60, alors que Foucault remet en question la notion de vérité, entraînant dans son sillage la notion de sujet connaissant5, il s’attarde sur la notion de discours. On peut en effet se demander, en rejetant la conception traditionnelle de l’histoire des savoirs qui instaure une parenté d’essence entre l’âme et la vérité ou une corrélation irréductible entre le sujet et la connaissance, comment expliquer et justifier l’existence de discours de vérité. Dit autrement : si la vérité n’est pas le fait naturel d’un savoir ou « savoir vrai » et si le rapport du sujet à la vérité n’est pas réfléchi depuis un lien intérieur de la connaissance, alors à quelle condition peut-on dire qu’une chose est vraie ? Dans L’archéologie du savoir, Foucault répond : à la condition d’analyser les discours – figures un peu étranges qu’il appelle aussi « formations discursives » ou « positivités » – au moment où ils se sont déployés.
C’est dans cette perspective qu’il décide d’enquêter sur la folie, la clinique, la vie, le travail et le langage pour faire émerger les conditions de possibilité (ou de manière figurée : le terreau) du discours sur la folie, du discours sur la clinique, du discours sur la biologie, du discours sur l’économie et du discours sur la linguistique. Il voit alors « se desserrer l’étreinte apparemment si forte des mots et des choses, et se dégager un ensemble de règles propres à la pratique discursive »6 – sous-entendu à la production du savoir ou aux discours de vérité. À partir d’exemples précis, il montre que les mots ne sont pas des signes ou des éléments signifiants renvoyant à des contenus réels ou à des représentations7 (même s’il est effectivement question de mots et de choses), mais qu’il faut les traiter « comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent »8. Tout en ajoutant que ces pratiques ne sont pas déterminées à l’avance sous la forme de germes purs et absolus, elles sont plutôt l’effet de conditions de possibilité à un moment donné ; elles varient avec l’histoire. Il inverse en quelque sorte la logique. Le problème n’est pas de penser l’être d’un sujet fondateur qui peut établir une connaissance vraie, il ne s’agit pas non plus de se demander si une chose est vraie ou fausse ou si sa représentation est vraie ou fausse, mais dévoiler les modalités particulières ou conditions d’émergence improbables qui font que l’on dit quelque chose à un moment donné. Dès lors, un discours sur quelque chose est vrai – nous insistons : ce n’est pas la chose que l’on qualifie mais ce que l’on dit sur la chose ou son « énoncé » – tant qu’on lui assigne des conditions d’existence. Foucault a tranché. L’énoncé n’est pas une structure mais une fonction d’existence ; les contenus concrets du savoir apparaissent, prennent corps, en fonction de pratiques discursives ou « de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative »9. Il y a donc lieu de distinguer la chose de son énoncé tel qu’il le décrit dans Les mots et les choses : il y a des choses, il y a des énoncés sur les choses et pour relier les deux, il y a une fonction énonciative qui trouve ses conditions dans l’histoire. En 1980, dans Subjectivité et vérité, Foucault reformule sa réponse sur l’existence des discours vrais, des discours véridiques, des discours qui ont fonction de vérification : « Dire vrai sur quelque chose ne s’origine pas, ne s’explique pas et ne se justifie pas seulement par le fait qu’une chose vraie est réelle. La vérité et le réel peuvent être mis en correspondance lorsque, à l’intérieur d’un jeu précis de vérité, on entreprend de savoir à quelles conditions on peut dire qu’une proposition est vraie »10. Le vocabulaire change mais la méthode reste identique : ce n’est plus en décrivant les formations discursives dans leur condition d’existence mais en restituant l’émergence de jeux de vérité (ou des conditions de possibilité d’un savoir en particulier) qu’il est légitime de dire qu’un énoncé est vrai à un moment donné. Foucault donne un exemple : « C’est parce que le ciel est bleu qu’il est vrai de dire : le ciel est bleu. Mais en revanche, lorsque l’on se pose la question de savoir comment il se fait qu’il y ait un discours de vérité, jamais le fait que le ciel est bleu ne pourra rendre compte du fait que je dis que le ciel est bleu »11. Pour savoir pourquoi on affirme quelque chose – en l’occurrence dans l'exemple : « je dis que le ciel est bleu » –, il s’agit de dégager les conditions qui ont eu comme effet de dire le ciel est bleu (qui ont permis à cet événement d’exister).
En somme, en décidant de faire l’archéologie du savoir plutôt que de recourir nécessairement au sujet fondateur, Foucault opère un décentrement qui ne laisse de privilège à aucun centre ; il retire le droit exclusif et instantané à la souveraineté du sujet et entend constituer tantôt les discours tantôt les formes du sujet ou les subjectivités, comme des objets, les analyser et définir leur concept – dans le cas qui nous occupe, nous nous intéresserons uniquement à la notion de discours. La critique ne s’est pas fait attendre en lui reprochant d’esquiver ainsi la question ontologique. Ce à quoi il a répondu à l’époque : « Si la philosophie est mémoire ou retour de l’origine, ce que je fais ne peut, en aucun cas, être considéré comme philosophie ; et si l’histoire de la pensée consiste à redonner vie à des figures à demi effacées, ce que je fais n’est pas non plus histoire. [Mon discours] est diagnostic. […] Et j’accepte que mon discours s’efface comme la figure qui a pu le porter jusqu’ici »12. Nous y reviendrons dans le septième chapitre.
S’ajoute à ce décentrement un autre fait : il s’agit de ne pas confondre savoir (qui est à rapprocher aux discours, pratiques discursives, formations discursives, positivités), discipline et science. Dans le cadre d’une analyse archéologique, le savoir ne décrit pas une discipline. Certes, il rend compte d’un certain nombre d’énoncés qu’on trouve dans des disciplines à statut et à prétention scientifiques, par exemple dans les traités de médecine ou d’histoire naturelle, mais également d’autres types d’énoncés que l’on trouve dans les textes littéraires, les réflexions philosophiques, les décisions d’ordre politique, les propos quotidiens, les opinions, etc. ; le savoir déborde toujours une discipline. Par ailleurs, si une discipline peut servir d’amorce à la description d’un savoir, elle n’est pas une condition nécessaire. Le savoir n’est pas non plus une science ; il ne caractérise ni des formes de connaissance (des conditions a priori ou des formes de rationalité) ni un état ou un bilan de connaissance à un moment donné. En revanche, il forme le préalable qui se révélera et fonctionnera comme une connaissance ou illusion, une vérité admise ou une erreur dénoncée, un acquis définitif ou un obstacle surmonté. Comme dit Foucault : « Le savoir est ce dont on peut parler dans une pratique discursive qui se trouve par-là spécifiée »13. En d’autres termes, le savoir prend son existence dans un domaine d’objets qui acquerront ou non un statut scientifique. Il est aussi l’espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours (cf. la fonction énonciative). Il est donc aussi le champ des énoncés possibles : non pas la somme de ce qui a été dit, mais ce qui peut venir s’ajouter au déjà-dit. Enfin, un savoir doit satisfaire les conditions offertes par le discours (possibilités internes au discours et points d’articulation sur d’autres discours ou d’autres pratiques discursives).
En ouvrant ainsi le champ et la pratique philosophique, Foucault ne s’intéresse plus à l’axe sujet fondateur–connaissance–science mais à l’axe pratiques discursives–savoir–science, c’est-à-dire à un domaine, comme il dit, « où le sujet est nécessairement situé et dépendant, sans qu’il puisse jamais y faire figure de titulaire (soit comme activité transcendantale, soit comme conscience empirique) »14.
Ceci étant précisé, L’archéologie du savoir explique et justifie une catégorie restreinte d’énoncés, une partie limitée des discours : la production du savoir ou les pratiques discursives dans leur rapport avec les figures épistémologiques et les sciences ou encore les discours de vérité. Foucault reconnaît à son grand désarroi qu’en voulant montrer que la pratique discursive pouvait former des groupes d’objets, des ensembles d’énonciations, des séries de choix théoriques ou jeux de concepts, il avait négligé volontairement et systématiquement les textes « littéraires », « philosophiques » et « politiques »15. Peut-être voulait-il au plus vite (d’abord) réfuter la théorie traditionnelle de la connaissance16? Ou tout simplement parce que le domaine des sciences était jusque-là le seul interrogé et donc le premier qui s’imposait à lui ? Peu importe car cet oubli n’en est pas un réellement : tout en rédigeant L’archéologie du savoir, il se lance simultanément dans l’étude des énoncés littéraires ou l’analyse des « jeux du récit » et laisse entrevoir la présence de mécanismes spécifiques au discours en général. En remontant aux plus anciens récits de notre culture, l'Iliade et l’Odyssée d’Homère, et s’arrêtant sur L’éducation sentimentale de Flaubert, il remarque que le récit se dédouble, certes différemment au cours de l’histoire, mais il se dédouble nécessairement : « Il n’existe point de récit premier. […] C’est que jamais les choses n’ont le pouvoir de se transformer, par quelque mystérieuse chimie dont elles détiendraient le secret, en discours. […] Peut-être faut-il supposer que le discours en général n’existe jamais qu’à l’état double : il crée sans cesse et de lui-même le fond de discours qui le précède, le fonde, le rend possible, le légitime, lui prescrit sa possibilité, sa loi et sa vérité. […] Nos discours, ce sont toujours d’autres discours, transformés, ils se constituent sur un jeu illimité de discours – de discours que nous recueillons pour pouvoir parler, et qu’en retour nous faisons naître au-dessous et en avant de ce que nous sommes en train de dire »17. Autrement dit, le discours se soumet à une loi intérieure, un fonctionnement interne qui se déploie dans le langage. Les choses ne parlent pas spontanément, en revanche, il existe des mots qui peuvent servir pour parler de choses et une voix pour s’en emparer et se faire entendre. Loin est de croire que son souffle est immaculé : « Le bruissement du discours est infini, multiple, sans cesse entrecroisé avec lui-même ; les choses semblent y acquérir une vérité sereine ; dépouillés de leur enveloppe terrestre, les hommes paraissent y vivre pour toujours dans le pur éther du langage. Mais c’est là une illusion : dans le discours, il n’y a que discours ; et s’il entreprend de sortir de lui-même, il ne rencontre jamais que d’autres discours qu’il suscite à partir de ses propres pouvoirs »18. Ce qui conduit Foucault à déclarer que les discours naissent, se multiplient, s’enchaînent, se décalent, se mettent en retrait temporairement, en prêtant des mots à d’autres discours, mots qui attendent silencieusement que la parole s’en empare à un moment donné, et ceci sans jamais établir un contact direct entre celui qui parle et ce qu’il a à dire. Il n’y a pas de discours absolus mais plutôt des voix qui s’expriment plus ou moins fort, propulsées par un fonctionnement propre au discours. Même si Foucault décide de ne pas intégrer cette analyse dans la version définitive de L’archéologie du savoir, son intention avouée n’est plus tant de définir le discours comme « unité » mais dégager des caractéristiques internes et indices de fonctionnement : « Il est difficile de définir le discours comme une unité. […] On est très vite amené à appeler discours des ensembles beaucoup plus vastes et beaucoup moins précis. C’est que, peut-être pour savoir en quoi consiste le discours, il vaut mieux l’interroger sur certaines de ses caractéristiques internes, certains de ses indices de fonctionnement »19.
Alors que Foucault est plongé dans l’analyse des formations discursives (des discours de vérité) – en même temps qu’il pose la question des conditions d’existence du savoir et cherche à restituer les jeux de vérité –, il étudie de front le discours de fiction. Il va même, comme nous allons le voir, s’intéresser aux travaux de linguistes et de philosophes du langage pour dégager le fonctionnement concret du discours, pour montrer que tout discours résulte d’un processus déterminant qui le propulse depuis les discours eux-mêmes.
Ainsi, notre problématique initiale (comment expliquer et justifier l’existence de discours de vérité étant donné la remise en cause du sujet connaissant ?) se déplace – ou doit être reformulée –, et revient à poser la question des conditions d’existence ou de possibilité du discours en général20. Question qui nous paraît pertinente étant donné que nous sommes aujourd’hui, plus que jamais, en présence d’une prolifération de discours en tous genres. Alors que, précédemment, on nommait et classait les discours par type d’énoncé, aujourd’hui, les discours se côtoient et s’entremêlent : le discours (pseudo-)scientifique, le discours quotidien, le discours de fiction, le discours philosophique, qui semblaient s’être partagé l’espace du discours à partir du XVIIe siècle jusqu’au XIXe siècle, s’échangent à présent des énoncés pour créer de nouveaux discours. Toujours dans un souci (par besoin ou par nature ?) d’ordonner les choses, on étiquette de nouvelles catégories (par exemple : le discours social, le discours juridique, le discours médiatique, le discours universitaire, etc.). Mais trop d’étiquettes tuent l’étiquette ; celles-ci s’effacent mutuellement, seul l’espace subsiste, l’espace du discours. En outre, depuis que les algorithmes et l’intelligence artificielle se sont invités dans notre quotidien – ils sont omniprésents dans les télécommunications et l’industrie, mais aussi dans le secteur médical, la santé, le travail, la vie sociale, l’information, le commerce, le transport, la sécurité, la culture, etc. –, le sujet parlant prête ou cède progressivement sa place aux voix anonymes qui imbriquent discrètement les discours existants ; ce que nous disons, pensons et faisons est aussi transcrit en énoncés algorithmiques (numériques). Pour expliquer et justifier ce phénomène qui s’étend et s’amplifie, on peut bien sûr invoquer le développement des sciences humaines et sociales qui déploie de manière illimitée les possibilités du savoir avec comme conséquence que les discours ne portent plus sur les choses, mais sur notre rapport aux choses (l'homme étant devenu sujet et objet de connaissance). On peut aussi invoquer l’innovation technologique qui n’a eu de cesse et continue d’offrir de nouveaux supports aux discours. Mais, plus fondamentalement, tout discours semble effectivement trouver ses conditions d’existence dans les discours eux-mêmes ; n’étant plus référé à un univers prédiscursif, le discours s’événementialise sur fond de discours déjà articulés, voire murmurés. Ceci nous amène à reprendre et poursuivre les travaux et la réflexion entamés par Foucault entre 1966 et 1969 ; le savoir – nous insistons : tel que défini supra – qui ne s’entend plus uniquement dans son rapport avec les figures épistémologiques et les sciences mais également dans son rapport avec de nouveaux champs que sont l’expérience et le vécu (par exemple : la santé, le climat, le vivant, le transhumanisme, etc.) ne trouve plus ses conditions de possibilité dans un texte premier ou dans un acte de parole initial et éternel. Il ne s’origine pas plus dans la représentation stricte de la pensée. En revanche, il semble prendre effet dans les discours eux-mêmes, sur fond d’énoncés déjà existants et déployés. Nous nous appuierons donc sur sa définition de la discursivité pour soutenir que : la discursivité décrit le mécanisme propre aux discours. Elle est devenue la forme générale de ce qui est donné à l’expérience – nous insistons : tel que défini en note 4 –, c’est-à-dire que tout nouveau discours trouve ses conditions de possibilité dans un certain espace : l’espace du discours. Et ce qui est effectivement énoncé, ou ce que Foucault appelle un événement discursif, est le discours dans sa réalité matérielle.
Afin d’expliciter ces termes, nous suivrons le plan suivant :
Nous commencerons par suivre la voie « linguistique » – la littérature, dans la mesure où elle est liée aux possibilités de la langue et à la tâche de faire apparaître des choses – car c’est bien l’analyse littéraire qui permet à Foucault de montrer que des voix privilégiées quoique opaques émergent des murmures ambiants sous la forme de discours qui trouvent leurs conditions d’existence dans les discours eux-mêmes : nous décrirons les jeux du récit pour dégager le fonctionnement concret du récit.
Deuxièmement, nous montrerons qu’à partir du récit et de son fonctionnement, on peut comprendre une certaine extension qu’on appelle « discours » ou « discursif » qui a la particularité de se tourner vers « l’extralinguistique » – le « dehors » ou ce qui n’appartient pas au langage au moment où l’on parle.
Troisièmement, par souci de clarté, nous reviendrons très succinctement sur les différents apports de la linguistique et de la philosophie analytique qui permettent à Foucault de penser la notion d'« extralinguistique ». Ceci pour expliquer et justifier que pendant que les voix se font entendre à travers le langage – sur fond d’énoncés existants et déployés –, les discours se présentent comme la manifestation de l’extralinguistique ou comme un événement discursif, et la discursivité, c’est la possibilité d’être transformé en un nouveau discours. Ce dernier servira, à son tour, de condition de possibilité pour un autre discours, et ainsi de suite.
Quatrièmement, face à la profusion des discours actuels, nous nous intéresserons à un nouveau type d’énoncé ou à une forme de discursivité « discrète » : le cas du discours algorithmique.
Enfin, découleront de cette enquête plusieurs constatations qui nous conduiront à (re)poser, quoique sommairement, la question du rôle du philosophe ou nous demander en quoi consiste le discours philosophique aujourd’hui. Si effectivement les discours sont la manifestation de l’extralinguistique ou du dehors, et trouvent leur condition d’existence dans les discours eux-mêmes, il s’agit, comme dit Foucault, de « diagnostiquer » les marques sensibles qui émergent, c’est-à-dire critiquer ce que nous disons, pensons et faisons. Là encore, les énoncés philosophiques en tant que « discours des discours » enfoncent leurs positivités dans l’espace du discours.
Nous commençons donc à porter notre attention sur un manuscrit antérieur à L’archéologie du savoir transcrit et présenté par Martin Rueff en 2016. Il s’agit d’une série de feuillets A4 regroupés par Foucault lui-même sous le titre « Homère, les récits, l’éducation, les discours »21. Qu’ils soient qualifiés de travail préparatoire ou de texte intermédiaire, ils seront écartés de la version définitive publiée en 1969. Cependant, c’est sans doute dans ces pages consacrées à la « critique »22 littéraire – à la critique des énoncés eux-mêmes – que nous en apprenons plus à propos du discours.
Quoi de plus normal pour Foucault de remonter à l’époque de la Grèce antique et choisir comme texte éponyme l’Iliade d’Homère. Il observe tout de suite qu’il ne s’agit pas du récit du vieil aède mais une invocation aux muses qui chantent à travers lui : « L’Iliade raconte la guerre, les rivalités, les batailles et les morts ; mais d’une voix indirecte, où s’entendent d’autres voix plus lointaines, plus impérieuses aussi. Ce qu’elle raconte au juste, est moins un passé qu’un autre récit : restitution d’un récit absolu, premier, inentendu encore, mais silencieusement articulé déjà par la voix blanche des Invisibles. Ce récit qui veille dans l’ombre tient en son pouvoir tous ceux qui entreprendront après lui de raconter la même histoire »23. Dès la première parole, le récit se trouve dédoublé ; le mot inaugural est déjà dépossédé de sa mémoire qui l’a conduit là ; il s’élève depuis des murmures, scintille un instant éphémère pour ensuite être écarté jusqu’à ce qu’une nouvelle voix s’en empare. Dans l’Odyssée, on assiste également à un dédoublement du récit mais celui-ci émerge en son centre, dans la rencontre entre diverses voix qui content les exploits et les aventures d’Ulysse et celle d’Ulysse lui-même, toutes reprises ensuite par les poètes. Derrière les paroles, il y a bien chaque fois des figures : dans l’Iliade, ce sont les cordes des muses alertées qui donnent leur loi au récit, sans elles, le vieil aède demeurerait muet ; et dans l’Odyssée, ce sont la reprise et la poursuite des chants entendus chez les rois qui emportent le récit. Mais les paroles et les figures se mélangent sans laisser la trace d’un quelconque récit premier. D’ailleurs, comme le souligne Foucault, il ne peut y avoir de récit premier car les choses n’ont pas le pouvoir de se transformer en discours ; les mots ne naissent pas des guerres, des rivalités, des batailles, des morts. Ce sont plutôt les récits qui prêtent leurs mots sonores à d’autres discours en proliférant à partir d’eux-mêmes ou en se liant aux récits qui les ont réellement précédés ou qui les suivront, et aussi, parce qu’ils fomentent de manière confuse avec d’autres récits. Ainsi, les plus vieux récits ont imposé le règne du discours, comme s’il s’agissait d’une loi intérieure : quoiqu’il puisse paraître premier, tout récit se dédouble, projette autour de lui des ombres qui lui ressemblent, suscite des équivalences et des contraires, s’extrait et se retourne sur lui-même pour se percevoir, engendre ses propres copies ou invente ses modèles qui attendent silencieusement qu’une parole les articule et soit écoutée24 ; les récits donnent naissance à de nouveaux discours virtuels au départ de rumeurs qui se font entendre dans l’instant présent – « une sorte de discursivité de droit auxquelles ils ne font, en somme que prêter la parole »25. Dit simplement, ce que nous racontons s’origine dans les discours eux-mêmes, prolifère pendant un temps incertain, poursuit sa propre existence, pour être repris par une autre voix. Ajoutons déjà que si la parole qui raconte se manifeste bien à un moment, celui-ci n’est pas réduit à une simple temporalité mais s’inscrit dans une certaine spatialité ; il faut comprendre ce moment comme un espace – l’espace de la parole qui présente des particularités – et non un instant immaculé.
En interrogeant les énoncés du récit, à travers leur structure, Foucault montre ainsi que le récit se dédouble nécessairement ou que la discursivité s’applique (aussi) au récit littéraire : la discursivité ne se réduit pas à la fonction énonciative du savoir ou positivités. Mais l’analyse du récit littéraire ne s’arrête pas là. Il montre ensuite que le dédoublement ou « superposition des discours » se retrouve régulièrement dans les récits de toutes les cultures sous différents « jeux du récit » qui se suivent chronologiquement. Le premier correspond donc à l’« invocation épique » où le récitant laisse une autre voix parler à sa place si bien que les chants des deux voix se superposent exactement (cf. l’Iliade et l’Odyssée). Le deuxième jeu ou la « fidèle reproduction » tente quant à lui de restituer autant que possible un premier récit, mais une reproduction finit par se détacher et se poursuivre singulièrement : « Ainsi le récitant initial va demeurer dans les marges du discours second (mais essentiel) content de l’avoir introduit, en indiquant d’où il vient, qui l’a prononcé, dans quelles circonstances »26. Le discours que l’on entend ne provient pas de l’auteur lui-même mais d’un détenteur provisoire qui pour une raison ou une autre le révèle à nouveau ; il connaît ce discours et c’est pour cela que ce dernier va très vite se dédoubler car il ne peut s’empêcher de l’interrompre, le commenter, l’animer, le rectifier, etc. Aussi les deux récits vont se succéder mais en se décalant, en laissant à la traîne une multitude « d’ombres discursives, des doubles, des projections répétées de l’histoire elle-même »27. On assiste à une démultiplication de discours telles que les voix de Don Quichotte et Cervantès. Le troisième jeu – l’« interruption inopinée » ou l’émergence du sujet parlant – rajoute de nouvelles règles au jeu précédent : « D’abord la narration s’était avancée fermement, sans obstacle ni ruse vers ce qu’elle avait le projet ou la tâche de raconter lorsque soudain, parmi les figures qu’elle évoquait, l’une d’elles s’est détachée et à son tour s’est emparée de la parole. C’est elle désormais qui va raconter, du lieu qui est le sien, c’est elle qui va avoir droit à la première personne »28. Cette nouvelle figure devient le point focal à partir duquel tout s’ordonne (que le « je » qui parle soit un des personnages du récit ou l’Auteur) pour finir écartée par une autre figure plus volubile ou plus éloquente. Mais à force de répéter ce jeu, les discours s’interrompent au milieu de ce qu’ils disent, se chevauchent, se mélangent pour former d’autres discours ; ce ne sont plus les figures qui « parlent » mais le discours lui-même qui donne naissance à une foule d’existences en tant qu’« il » parle tant et si bien que ce sont les discours entrecroisés qui s’ordonnent eux-mêmes pour donner naissance à une série indéfinie de discours de discours, un récit virtuel ou l’œuvre elle-même, comme dans Jacques le Fataliste ou Tristan Shandy : on commence à perdre la trace de celui qui parle. Enfin, on arrive au quatrième jeu : « Au lieu de se dédoubler en se projetant dans une sorte de mémoire antérieure ou en se coupant de lui-même en feignant de ne pas se reconnaître dans les voix qu’il fait parler, le discours se décale par rapport à lui-même, et dit ce qu’il est en train de faire »29 ; le discours dit qu’il va parler, il s’explique et se justifie lui-même : d’où il vient – de quelle expérience ou de quel vécu ? –, de quoi il va parler et pourquoi, etc. Mais bien vite, on s’aperçoit que ce discours n’est qu’un « pré-discours », que le discours n’est jamais « fini », il échappe au sujet parlant ; le « je raconte » ne maîtrise plus la prolifération des discours entre eux, le narrateur est séparé de ce qu’il a à raconter : « Plus il fait l’effort vers ce qu’il a à dire, plus nombreux et infranchissables sont les discours qu’il lui faudra entreprendre de traverser et dans lesquels il ne manquera pas de se perdre, même et surtout s’il parvient à y accomplir ce qui constituera désormais son œuvre »30. Foucault donne l’exemple de l’œuvre proustienne qui naît et s’accomplit dans un flot d’autres discours qui la prennent pour objet – ça raconte comble un espace laissé vide. Nous observons que c’est le cas également de la littérature des années 60 et 70 qui foisonne d’œuvres ouvertes, de romans sans fin ou de récits formés par la combinaison aléatoire d’éléments (cf. Calvino, Barthes, Ponge, Queneau, Perec, etc.)31. Il n’y a pas de récit premier, il est instantanément dédoublé dès le premier jeu du récit. Mais alors qui parle ? Le quatrième jeu confirme que rien ne permet de le savoir ; ma voix, ta voix, sa voix, nos voix, les voix se mélangent ; la parole n’est plus que le support de discours narratifs. Dès lors, la seule chose réelle, c’est que ça raconte et que ça crée des récits : des œuvres ou plutôt des projets ou encore des possibles, car aucun récit n’arrive à son terme, il ne manquera pas, à un moment donné, d’être repris et emmené plus loin. Ailleurs.
Facile de rétorquer que tous les récits ne correspondent pas à une de ces figures résultant d’un de ces jeux du récit (en atteste d’ailleurs Foucault, notamment à travers les oeuvres de Balzac, Dostoïevski, Joyce ou Kafka), et que ces figures se retrouvent encore moins dans le langage quotidien ou dans d’autres types de discours. Cependant, en prêtant une attention particulière à L’éducation sentimentale, Foucault montre que ces formes de jeu existent là même où elles n’apparaissent pas, qu’elles se retrouvent partout et constamment dans tous les récits, voire dans tous les discours, mais sur un mode caché, et déclare : « [Ces figures] seraient la manifestation de surface de quelque processus déterminant au lieu d’être des redoublements artificiels, masquant, retardant ou justifiant le récit ; elles seraient plutôt le récit s’illuminant lui-même de l’intérieur et montrant à tous les regards les configurations propres au discours qui parle en lui »32. De prime abord, L’éducation sentimentale semble en effet décrire littéralement, avec la plus grande neutralité, les choses en laissant paraître aucun récit ou discours préalable (comme si L’éducation sentimentale était un écrit original). « Pourtant, lorsqu’on y prête un peu plus d’attention, il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas transcription directe des choses dans les mots, mais un ensemble de fonctions discursives, qui, malgré leur quasi-invisibilité, rendent possible le récit tel qu’il est donné dans l’œuvre »33. L’écriture de Flaubert dissimule plutôt le croisement incessant de deux voix : la voix des choses racontées par Flaubert ou un de ses personnages, peu importe, qui marque la série d’événements et la voix d’un récitant anonyme « sans corps ni visage, un point gris inassignable et agile »34 qui suit les événements un à un. On est porté de l’une à l’autre sans percevoir les points de contact entre les deux voix, à une seule exception, à la première ligne du dernier chapitre via un simple démonstratif : « vers le commencement de cet hiver »35. Alors on comprend que la voix anonyme joue le même rôle que les muses d’Homère, elle invoque et fait surgir « au-dessus des propos des personnages, au-dessus de leurs monologues muets, au-dessus du ressassement actuel de leur souvenir, un autre discours où tous ceux-là sont repris, et constitue le récit »36. Elle n’est pas là pour incarner un personnage du récit mais pour faire passer la spatialité des événements racontés (la série des événements) dans la spatialité de l’écriture (de l’acte qui raconte les événements). Autrement dit, c’est le discours qui est à l’origine du récit : L’éducation de Frédéric Moreau nous aurait échappé si aucune voix anonyme n’avait croisé la série d’événements racontés (la fin de la monarchie de Juillet, les premières amours de Frédéric, la Révolution de 1848, la faillite d’Arnoux, le coup d’État, la mort de Dussardier, etc.), si l’irruption du présent n’était pas venue questionner ces événements à travers la voix de Flaubert ou celle d’un de ses personnages. Un récit n’existe que s’il est rapporté au présent, à quelque chose dont on fait l’expérience et que l’on est amené à raconter au moment où l’œuvre se compose ; le récit émerge au contact des événements que traversent les personnages ou Flaubert, au moment de l’écriture. Partant, les quatre figures qui sont visibles dans une partie des récits se retrouvent chez Flaubert investies à l’intérieur du texte sous la forme « d’inapparentes fonctions »37. Revenons alors sur chaque jeu : l’irruption du présent assume les fonctions de l’invocation homérique ; elle rend possible le récit, le discours. La position du sujet parlant par rapport aux choses, claire ou confuse, – ce qu’il sait ou ce qu’il voit/perçoit, ce qu’il a appris ou ce qu’il se souvient au moment où il parle, où il écrit – qui peut être décrite par des déplacements horizontaux le rapprochant ou l’éloignant des choses remplace le deuxième jeu ou la fidèle reproduction. Par ailleurs, les impressions neutres ou personnelles (ici ce n’est plus le rapport aux choses mais le rapport à soi qui détermine le jeu) se substituent au troisième jeu ou aux interruptions inopinées qui, malgré leur dénivellation, se mélangent comme dans les propos de Jacques le Fataliste ou Tristan Shandy ; les déplacements ne sont plus horizontaux mais verticaux. Enfin, le quatrième jeu qui permet à l’œuvre de s’accomplir est assuré par le personnage principal : Frédéric Moreau est l’objet du récit ; la voix du récitant anonyme (ou l’usage de la troisième personne) fait progressivement naître Frédéric Moreau à travers un discours venant de l’extérieur. Nous sommes donc en présence de deux discours : d’un côté, le discours de Frédéric Moreau se prenant lui-même comme l’auteur d’un roman qu’il n’écrira jamais, mais dont il est le héros et peut donc parler, s’il le veut, à la première personne, et d’un autre côté, le discours du récitant qui raconte ce que serait le discours de Frédéric Moreau si parlant de lui-même il se désignait à la troisième personne. Cependant, si les discours émergent simultanément, communiquent, ils ne se rejoignent jamais. Dès lors, on ne peut pas vraiment parler de deux voix distinctes, mais plutôt d’une seule et même voix qui se retourne sur elle-même et dit ce qu’elle raconte à un moment donné. En revanche, c’est parce que les discours ne cessent de se croiser, de se réfléchir, qu’ils peuvent exister ; il ne suffit pas de considérer le dédoublement en lui-même, c’est-à-dire une des quatre figures liées à un jeu du récit, mais les lois internes au récit ou tout simplement le fonctionnement du récit. En critiquant le récit littéraire, Foucault montre que « l’instance du discours » – ou l’acte de discours unique par lequel un locuteur donne corps, en parole, à la langue – « est entièrement rouverte par l’étendue du récit ; mais c’est elle qui à chaque instant constitue le récit comme histoire, description, souvenir, impressions soudain ravivées, quasi-confessions, rêveries recommencées, dialogues exactement restitués, monologues intérieurs, pensées d’en dessous des mots errant à travers les impressions ou les sentiments »38. Et comme pour clore la question, il annote en marge du feuillet 54, en travers, « Pas d’opposition récit discours ». Tel est donc le processus déterminant de tout discours, il s’illumine lui-même de l’intérieur au contact de l’extérieur, du dehors – autrement dit : du présent – tout en s’élaborant au fur et à mesure à partir d’éléments du discours et de leurs combinaisons – autrement dit : de l’actualité.
Au lieu de tenter de définir positivement ce qu’est un discours – de tenter de délimiter l’ensemble ou le type d’énoncés qui entrent dans un discours –, Foucault préfère questionner cette voix articulée qui n’est donc pas un récit enfoui ni une reproduction à l’identique mais toujours un autre récit et qu’il appelle « discours ». Foucault précise néanmoins qu’il ne s’agit pas du discours dans son acceptation la plus large, c’est-à-dire comme l’expression verbale de la pensée, mais au contraire dans sa définition « la plus étroite qu’on puisse donner »39, comme « genre » dénudé de tout attribut ou forme ayant un certain fonctionnement qui permet de « comprendre une certaine extension du mot »40. Il s’agit d’examiner de plus près ce processus déterminant à partir duquel il est alors possible de parler du « discours en général – de ce discours qui naît de partout, du discours dont on ne sort pas ; du discours coextensif à tous les actes de parole ; du discours comme totalité et milieu de toutes les paroles prononcées ; du discours comme élément infini de tout discours, comme murmure qui enveloppe tout ce qu’on peut dire, qui se manifeste dans la moindre des paroles prononcées, et dont la puissance sourde toujours prête à surgir, règne déjà, de façon anonyme, avant qu’on ait prononcé le moindre mot sur la moindre chose »41. Bref, interroger cette voix revient à décrire ses caractéristiques internes ou « indices de fonctionnement »42.
Pour mener son enquête, Foucault choisit parmi les textes littéraires la « prise de parole » de Périclès au livre II de La Guerre du Péloponnèse par Thucydide, reconnu comme discours tout en se distinguant du contexte verbal – il évite ainsi le discours fictif ou purement littéraire –, et montre premièrement que ce discours renvoie, dès ses premières phrases, à une référence explicite qui parle, mais pas seulement : elle prend le rôle de sujet parlant, c’est-à-dire qu’elle se positionne dans un certain rapport aux énoncés qu’elle prononce ; le discours est marqué du rapport que le sujet parlant entretient avec ce qu’il dit et le rend, par là, manifeste. Deuxièmement, ce discours fait également référence à des circonstances au moment où il est articulé : il dit ce qu'est cet « ici » et ce « maintenant »43 qui sont désignés dans les énoncés, c’est-à-dire un temps et un lieu. Mais aussi une spatialité ou comment, de l’intérieur, le discours qui est en train de s’élaborer se dresse verticalement face aux discours présents ou en mémoire, afin de prendre en quelque sorte sa place parmi les autres discours, au moyen de mots, de la langue. Le discours s’empreint de l’espace vécu, rend compte du présent et apparaît alors comme un événement (ou encore : comment les discours se rapportent, interagissent entre eux pour acquérir une certaine persistance). Troisièmement, le discours indique de quoi il traite, il dit qu’il parle d’une telle chose de sorte que l’objet du discours est présent deux fois : dans l’ensemble des énoncés qui constituent le discours et dans les énoncés particuliers qui viennent se distinguer de tous les autres (ou encore : comment le discours donne naissance à de nouveaux énoncés). Quatrièmement, comme dit supra, le discours ne consiste pas à exprimer une pensée, les paroles prononcées doivent désigner ou viser nécessairement une finalité, finalité qui porte en elle une vérité qui les rend légitimes (ou encore : comment un discours contient en lui-même sa finalité ou sa vérité) : « Ce qui fait que le discours est discours, c’est qu’il manifeste, par des énoncés affectés à cela exclusivement, la fin qu’il se propose d’atteindre et qui justifie son existence »44. En l’occurrence, les paroles de Périclès portent et défendent en elles le principe de la démocratie athénienne. Si l’on se reporte à la plupart des discours, ces quatre figures semblent effectivement s’y trouver de manière visible – au point où Foucault parle de « figures canoniques du discours »45 – à travers des marques laissées par l’histoire.
Cependant, comme il le souligne, ces marques ne se rapportent pas à ce qui, dans le discours, relève du langage, mais bien à ce qui est seulement « extralinguistique » : il s’agit de « choses » que le discours a à traduire en mots ou qu’il doit analyser, expliquer, décrire, critiquer, etc. au moyen d’énoncés. En d’autres termes, le sujet qui est actuellement en train de parler, les circonstances spatio-temporelles qui quadrillent sa parole, le monde d’objets visés et l’opération visée en posant la voix – figures qui ne font pas partie de l’ordre verbal – trouvent des énoncés possibles, dans les énoncés déjà existants et déployés, pour se manifester et exister à l’intérieur du discours. Quant aux signes verbaux et typographiques, ils sont des « redoublements externes et facultatifs » de ces marques dans la mesure où ils ne font que les désigner de l’extérieur. Partant, le dédoublement décrirait plutôt la « distance ineffable »46 qui sépare le sujet (les mots qu’il prononce) et les choses qui se manifestent ou les deux versants d’un seul et même discours que lui seul peut combler, étant donné qu’il n’y a aucune parole qui suppose d’emblée le référent, les circonstances d’énonciation, l’objet et la visée opératoire avant qu’elle se manifeste. Le discours se tourne vers l’extralinguistique ou le dehors ; il déborde des mots. Il se tourne alors vers l’intérieur, vers les énoncés, pour formuler l’extralinguistique ou cela même qui ne peut s’exprimer. Presque mécaniquement, dans un mouvement d’aller-retour, un nouveau discours prend forme dans un ensemble d’énoncés qui parlent de ce qui le borde et le déborde ; un nouvel ensemble d’énoncés émerge et occupe un espace, l’espace du discours, de façon à relier le sujet et la chose dite. Pour décrire ce processus, Foucault utilise le terme d’ « ourlet » car, comme le mouvement de l’étoffe que l’on tourne vers l’extérieur pour immédiatement la replier sur elle-même, le discours se tourne réceptif aux marques qui apparaissent graduellement (le sujet, les circonstances, le résultat et l’objet de la parole), les encapsule, les emporte avec lui pour les verbaliser au moyen de propositions et de phrases empruntées au langage (son versant intérieur ou contexte verbal) : « Le discours forme ourlet sur ce qui l’entoure et vise à constituer en texte explicite ce qui est son contexte muet. Il ne se redouble à l’intérieur de lui-même qu’en verbalisant ce qui est à l’extérieur »47. Foucault dit alors que le discours fonctionne « comme le raccord qui manifeste le lien (entièrement caché) à son auteur, à ses circonstances, à sa finalité, à l’ensemble des objets dont [il] entend traiter »48. Autrement dit, le discours fonctionne de telle manière qu’il désigne, au moment où la voix se fait entendre, ce qui ne fait pas partie du langage – l’auteur, les circonstances, le ou les objets, la finalité – et trouve à l’intérieur des discours existants, un ensemble d’énoncés qui le détermine, que Foucault appelle aussi le « discursif ». On comprend mieux pourquoi il lui est difficile de définir le discours positivement, comme une unité ou comme un ensemble d’énoncés particuliers.
Si l’analyse du récit littéraire permet à Foucault de dégager les caractéristiques et le fonctionnement du discours, il reconnaît cependant qu’il y a bien une distinction entre la littérature – qu’il définit comme la partie du langage qui manifeste la langue elle-même – et le discours – la partie du langage qui manifeste ce qui ne fait pas partie du langage : « Le discours et la littérature sont bien deux formes de langage dont le caractère propre est de redoubler les éléments qui les constituent et de les manifester par une sorte d’emphase qui leur est essentielle à tous les deux. Mais, ce que la littérature manifeste d’elle-même, c’est la langue – formes et structures qui rendent possibles, en général, les énoncés. Ce que le discours manifeste au contraire, c’est extralinguistique –, cette extériorité que constituent, autour de chaque parole, le sujet qui la prononce, les circonstances où elle est dite, le résultat qu’elle peut produire, l’objet dont elle parle. Le discours, c’est la parole parlant d’elle-même comme événement ; la littérature, c’est la langue venant en pleine lumière par un acte de parole »49. La littérature serait en quelque sorte l’extension du versant intérieur de l’ourlet qui se déploie forcément dans la dimension de la fiction. En revanche, le discours, tourné vers l’extralinguistique ou le dehors, se déploie dans la dimension du réel. En ces termes, la littérature ne naît pas de l’imagination et les formations discursives (le savoir ou positivités) de l’analyse et de la recherche de la vérité, mais inversement : c’est la position de la parole qui détermine la verbalisation, soit de la linguistique – la parole sera alors nécessairement liée à l’imagination qui inspirera le récit littéraire –, soit de l’extralinguistique – la parole sera alors nécessairement liée au savoir duquel résultera le discursif ; en ce sens le discursif sera essentiellement le langage du savoir. Foucault est très clair : « Le discours tend à la verbalisation maximale de l’extralinguistique : la littérature à la verbalisation maximale du linguistique »50. Pourtant la tradition philosophique a fait de la parole, une parole unique, une possibilité réelle bien plus qu’un événement (cf. l’être ou ce qui est comme condition de la pensée). Ce fut le cas aussi de Mallarmé. En effet, comme le fait remarquer Foucault, dès que la parole fait naître l’extralinguistique à partir d’un papier blanc et découvre « l’être brut de la langue elle-même »51, ne montre-t-il pas que le sujet qui raconte n’existe que dans la langue ? Ne peut-on pas parler de « pur discours » ? Dédoublement du discours ou parole unique, Foucault poursuit sa réflexion. Dans des textes regroupés et édités en 2019 sous le titre de Folie, langage, littérature52, Foucault affirme d’abord que la littérature est un acte profondément « extratensif », « un acte tout entier tourné vers un extralinguistique qui ne lui préexiste pas ; qui ne peut sourdre que de son seul discours, qui naît sous ses pas, qui ne peut être constitué que par des mots »53 – soit un pur discours. Il revient ensuite sur ses propos et soutient qu’il y a bien de l’extralinguistique dans le récit littéraire, seulement il ne faut pas entendre la situation de l’écrivain dans le monde actuel ou de la diffusion du livre ou de l’édition ou toute autre situation qui concerne l’écrivain ou le livre, mais la position du sujet qui parle à l’intérieur du livre, sa « posture ambiguë »54, à la fois entièrement dans le discours, car on ne pourrait pas le cerner en dehors des signes verbaux (on ne le voit pas, on ne le perçoit pas ; son mutisme le fait disparaître) et hors du discours puisque c’est lui qui le tient. À la limite extrême, la littérature n’existe que par ses personnages invisibles et en un sens muets, étant donné qu’ils ne rentrent jamais dans le langage ; c’est la voix qui raconte, les mots qu’elle brasse, qui font exister l’extralinguistique55. Cette forme d’extralinguistique propre à la littérature, Foucault l’appelle « extralinguistique immanent » ou l’extralinguistique qui se manifeste dans les énoncés de l’œuvre même56. La voix qui raconte n’est donc pas liée uniquement aux possibilités de la langue et à la tâche de les faire apparaître mais se tourne aussi vers l’extralinguistique. Ceci implique que le discursif ne se réduit pas au langage du savoir (aux discours vrais, aux discours véridiques, aux discours qui ont fonction de vérification), il recouvre aussi d’autres types d’énoncés.
À noter que l’insertion du sujet parlant dans l’énoncé littéraire fait apparaître une nouvelle dimension de la parole : « je mens, je parle »57. Tant que le sujet parlant est à une distance non problématisée de ce qu’il dit, ses énoncés peuvent passer pour des constatations ou quasi-constatations ; le sujet dit ce qu’il voit, entend, éprouve – c’est la vérité qui est en question. À partir du moment où sa position s’éloigne, les choses ressemblent au vrai : « Il y a une certaine vérité inférieure au discours. Le discours crée une certaine vérité »58. Et quand le sujet parlant s’efface, que seule la lexis est à l’œuvre, l’acte qui consiste à énoncer ne se résume ni s’identifie à l’acte qui consiste à affirmer quoi que ce soit. En considérant le discours sous une autre perspective (depuis des caractéristiques internes et un fonctionnement et non pas comme un ensemble d’énoncés ou une structure de langue), on voit que le lien entre discours et vérité se distend. La parole continue à lier les mots et les choses mais c’est dorénavant le discursif ou la partie du langage qui manifeste les caractéristiques internes ou figures du discours, qui « ne craint pas de dire qui parle, selon quelles coordonnées, qui annonce clairement s’il veut prouver, convaincre, exhorter, ordonner, et qui cerne sans équivoque ce dont il parle »59. Il n’est plus question de vérité mais de désignation du réel60 : les actes de parole ne valent plus comme promesse car ils ne sont plus déterminés dans leur nature ni dans leur forme par ce qui a suscité le discours ; le discours devenu autonome se tourne vers l’extralinguistique, le double en même temps qu’il se transforme lui-même en événement discursif. En conséquence, l’espace (du discours) se remplit de discours au rythme du « je dis que je parle ».
Dans un texte contemporain aux feuillets, Foucault réaffirme que c’est bien le discours seul qui désigne le rapport de signe entre une chose et un mot : « Si une chose reçoit un signe, c’est dans la mesure où elle peut faire partie d’un discours, où sa place dans toute une série d’énoncés est effectivement aménagée, dessinée encore de l’extérieur et laissée comme en blanc. Le signe n’est pas un constituant élémentaire du discours : il en est le produit élaboré. […] On ne peut donc pas dire que la chose reçoit un signe ou que les signes découpent les choses et les font apparaître dans leur individualité ; ou plutôt, ces deux propositions ne sont vraies que sur fond du discours déjà existant et déployé »61. Autrement dit, il ne suffit pas de chercher dans la malle aux énoncés pour nommer une chose : une chose reçoit un signe dans la mesure où sa place dans toute une série d’énoncés est effectivement imaginable, concevable ou pensable ; elle ne peut recevoir un signe que si elle fait partie du champ des expériences possibles.
En conséquence, le discours devient le « référentiel général » ou encore « tout, de nos jours, trouve sa possibilité dans le discours : l’expérience, la réalité, l’existence, la subjectivité, l’être ne sont rien d’autre que des figures discursives »62. Bien que dans les usages on continue de parler de discours (pseudo-)scientifique, littéraire, quotidien, philosophique, etc., que les énoncés portent sur des ensembles de choses différentes, ils présentent les mêmes caractéristiques internes – un je, des circonstances, une finalité, le ou les objets – et le même fonctionnement concret – la discursivité ou le fait de susciter de nouveaux discours. Il n’y aurait donc pas de frontière entre la littérature et le discursif ni entre les autres discours : chaque acte de parole trouve sa possibilité sur fond de discours déjà existants et déployés en suivant le mouvement de l’ourlet. Le discours est à l’égard de lui-même tourné vers l’extralinguistique, le dehors ou l’extérieur que rien ne peut vaincre ou épuiser. En même temps, l’extralinguistique auquel renvoie et par quoi se définit tout discours est intérieur à l’énoncé. Mais ce qui est nouveau, ce n’est pas tant son contenu, c’est que ce processus crée une nouvelle réalité matérielle : un nouveau discours ou un nouvel événement discursif qui vient se rajouter aux autres énoncés.
Paradoxalement, pourrait-on dire, Foucault introduit l’extralinguistique ou le versant extérieur de la verbalisation alors qu’il analyse le récit littéraire. Cependant, les feuillets ne feront pas partie de la version définitive de L’archéologie du savoir publiée en mars 1969. Il ne publiera pas non plus ce texte écrit probablement pendant l’été 1966 dans la foulée des mots et les choses qui sera édité sous le titre Le discours philosophique en mai 2023 ni les textes réunis en un volume sous le titre de Folie, langage, littérature en 2019. Car on connaît la suite : Foucault oriente plutôt son travail et ses recherches sur la production du savoir et les rapports de pouvoir ; dans la leçon inaugurale qu’il prononce le 2 décembre 1970 au Collège de France, ayant pour titre « L’ordre du discours », Foucault avance l'hypothèse que « dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »63. Son choix est motivé : la question du discours devient la question du pouvoir – de procédures et de pratiques de pouvoir64. Pourtant, soixante années se sont écoulées et il nous semble, plus que jamais, que le mode d’être du discours n’est pas d’être conservé « sous vide » pour être reproduit à l’identique mais au contraire nous permettre de créer de nouveaux discours ; il nous semble que nous sommes, comme dit Foucault, « dans l’élément de la discursivité »65. C’est pourquoi, nous voulons revenir sur ce qui a permis à Foucault de penser l’extralinguistique.
Alors que Foucault se consacre à la critique littéraire, linguistes et philosophes analytiques multiplient travaux, recherches et analyses sur le langage, ce qui ne lui échappe pas. En 1967, il avoue même que c’est l’étude des « analystes anglais »66 qui lui a permis de comprendre comment traiter les énoncés dans leur fonctionnement concret, et de se libérer ainsi de la conception philosophique des années 50 marquée de façon générale par Husserl, plus particulièrement par Sartre et Merleau-Ponty67. Très succinctement, nous épinglons ici les apports successifs qui lui permettent de penser la notion d’extralinguistique.
Foucault commence par se pencher sur les travaux de Jakobson68. En prolongeant les leçons saussuriennes qui distinguent le langage, la langue et la parole69, Jakobson apporte sa contribution en tentant de comprendre à quoi sert le langage dans sa « structure »70 – autrement dit : à quoi sert le langage dans la mesure où on est amené à utiliser une langue, un système cohérent et autonome ? Effectivement, alors qu’on abandonne progressivement l’idée que le langage représente la pensée sous le regard de la réflexion du sujet connaissant, les linguistes reprennent à leur compte la question du langage, et à Jakobson de présenter le langage comme moyen de communication et d’information qui remplit six fonctions : expressive (il manifeste les pensées/la personnalité/les sensations de l’émetteur), poétique (il révèle l’esthétique du message), conative (il cherche à interpeller/provoquer le récepteur), phatique (il assure le contact entre l’émetteur et le récepteur), métalinguistique (il vérifie l’usage d’un même code) et référentielle (il renvoie à un objet ou à un événement extérieur). Foucault se réfère à cette définition pour expliquer le rôle des « signes d’auto-implication » de la voix qui raconte un récit, dont la manifestation verbale ou fictionnelle ne se retrouve pas dans le langage mais ne peut renvoyer « au seul sujet, au moment où il parle, et dans la place où il se trouve parler ». Il qualifie ces signes de « shifters » ou « embrayeurs »71. Cependant, ce schéma communicationnel ne prend pas en considération la complexité des échanges interpersonnels ni les divergences d’interprétation des signes.
Aussi, Foucault s’intéresse aux recherches de Benveniste. Si pour ce dernier la langue est bien un système, elle ne s’actualise qu’à travers des discours et des locuteurs singuliers. Il critique à la fois la comparaison du langage comme outil de communication qui sépare l’homme de son langage (l’homme d’un côté et le langage de l’autre) et les linguistiques formalistes qui évacuent la dimension signifiante de la langue, et affirme que l’homme ne quitte jamais le langage ; il est « dans la langue »72. Autrement dit, chaque langue présente ses règles propres mais toutes ont ceci de commun de jamais être séparées de l’expérience, de la vie des sujets : en première instance, il y a la parole qui couvre l’univers de la subjectivité (« je parle »), suivie directement par le dialogue (je/tu) – « C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme »73 –, et le langage enseigne et épuise la définition même de l’homme. Dès lors, il propose de penser un « sujet linguistique » pour signifier que le sujet ne se constitue jamais seul mais bien dans la langue : « Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne comme je »74. Considérée du point de vue de l’intersubjectivité, la langue prend alors un nouveau visage, celui du discours où chaque énonciation est toujours unique et nouvelle, et « la phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action »75. En effet, « dire bonjour tous les jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention »76. Benveniste formule alors clairement qu’il faut aller au-delà de l’usage cognitif de la langue et distinguer les entités qui ont dans la langue leur statut plein et permanent de celles qui émanent de l’énonciation qu’il appelle « instances de discours »77 par lesquelles la langue est actualisée en parole par le « ici-maintenant » du locuteur (ou actes de parole uniques). Ainsi, la langue « se scinde » en deux : d’un côté, la langue, système commun à tous, ensemble de signes et énoncés formels qui permettent de communiquer, et de l’autre, la langue, discours ou énonciations personnelles provenant des sujets parlants avec comme conséquence que ce premier niveau d’énonciation participe au processus de subjectivation. Précisons que par-delà le « sujet linguistique », il y a, selon Benveniste, un deuxième niveau d’énonciation – l’« énonciation historique » : le « ici-maintenant » du locuteur n'intervient plus dans l’énoncé, « les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes »78. C’est le langage entendu cette fois comme la masse des discours oraux et écrits qui « par sa nécessité, sa permanence, constitue l’histoire »79. La linguistique moderne sonne ainsi le glas du « pur » fonctionnalisme linguistique : ce ne sont plus les objets du monde qui ont quelque chose à dire par l’intermédiaire de la représentation de la pensée (cf. épistémè de l’âge classique), ce sont les signes de la langue qui interprètent – signifient et symbolisent – les signes de la société ; le discours ne fonctionne plus comme désignation, description, analyse de ce qui s’offre à la représentation, il ne se contente plus de donner une forme communicable aux actes de jugement (de connaissance), il émane du sujet parlant qui se précipite et s’épanche dans un espace jusque-là inconnu. Foucault s’arrête alors sur cet événement essentiel où l’homme se dévoile dans le « je parle », plus exactement dans « je dis que je parle »80. A priori, lorsque je parle, l’énonciation ou le discours semblent correspondre à une affirmation ajustée à l’acte de parole. Mais Foucault montre que les choses ne sont pas aussi simples, car dès l’instant où je parle, aucune énonciation, aucun discours ne préexistent au « je parle », et ils disparaissent dans l’instant même où le je se tait. En revanche, le « je parle » prend effet dans une forme du sujet – il sert de matrice au sujet « nu » – ; lorsque je parle, je dis que je parle, ou encore, le je parle est « une ouverture absolue par où le langage peut se répandre à l’infini ». Il découle que le sujet parlant n’est plus tellement responsable du discours qu’il prononce. Pour reprendre les termes de Foucault : « Le « je parle » fonctionne au rebours du « je pense ». Celui-ci [le « je pense »] conduisait en effet à la certitude indubitable du Je et de son existence, celui-là [le « je parle »] au contraire recule, disperse, efface cette exitance et n’en laisse apparaître que l’emplacement vide. La pensée de la pensée, toute une tradition plus large encore que la philosophie nous a appris qu’elle nous conduisait à l’intériorité la plus profonde. La parole de la parole nous mène par la littérature, mais peut-être aussi par d’autres chemins, à ce dehors où disparaît le sujet qui parle »81. Une nouvelle possibilité de langage voit le jour, celle du « je parle » ou « je dis que je parle » qui permet au sujet de prendre la place d’objet – le sujet parlant est le même que celui dont il est parlé82. Autrement dit, l’approche de Benveniste lui permet de montrer qu’à partir du XIXe siècle (cf. épistémè moderne), le langage échappe au mode d’être du discours – c’est-à-dire à la stricte représentation de la pensée – et la parole se développe à partir d’elle-même, créant un nouvel espace, celui de la fiction, avec la particularité que la voix qui se manifeste et manifeste ce dont elle parle est avant tout issue du vide ou « entourée du désert »83. Toutefois, cette conception demeure fondamentalement et exclusivement linguistique : on ne quitte jamais le langage. Or Foucault soutient dans le même texte que la positivité de notre savoir se tient hors de toute subjectivité pour en faire surgir comme de l’extérieur les limites ou les contours – la finalité n’est pas (plus) de saisir son fondement ou sa justification, mais retrouver l’espace dans lequel cette positivité se déploie, le vide qui lui sert de lieu, et les conditions dans lesquelles elle se constitue et où s’esquivent dès lors nos certitudes immédiates. Il qualifie cette pensée comme « la pensée du dehors » ou « l’étincellement du dehors » qui rend un possible certain. Mais comment montrer que les conditions d’existence de tels discours se trouvent ailleurs bien que ce possible se déploie dans la langue ?
Foucault se consacre alors aux thèses des philosophes analytiques, en particulier aux « analystes anglais » (Wittgenstein, Austin, Strawson et Searle). S’accordant sur le fait que la connaissance humaine passe par le langage, ceux-ci soutiennent qu’il faut procéder à une analyse rigoureuse du langage, à savoir une critique des énoncés, une division entre, d’une part, ceux qui correspondent à un état du monde matériel et donc peuvent servir de fondement à la science, et, d’autre part, ceux qui ne correspondent à aucun état du monde matériel, par exemple un état psychique ou un mot issu de notre imagination. En découle une nouvelle manière de découper le monde, de séparer les énoncés qui retient toute l’attention de Foucault : il voit la possibilité d’analyser comment – à quelles conditions – les énoncés qui portent sur « rien » apparaissent ; ces analystes montrent qu’il y a, quand on étudie (logiquement) les énoncés, un élément ou plutôt une série d’éléments tout aussi importants que la langue que sont les « actes de langage »84. Austin donne l’exemple bien connu de la phrase « la séance est levée » prononcée par un huissier ou de la phrase « je vous déclare mariés » proclamée par un officier civil ; dans les deux cas, l’acte s’accomplit au moment de l’énonciation. La parole, en elle-même, comporterait une dimension extra-linguistique (d’où la notion d’« extralinguistique »), une forme d’extériorité définie par l’actualité de l’énoncé qui se manifeste lui-même et manifeste ce dont il parle (un objet appartenant au monde matériel) ou ce qu’il produit (un « effet » n’appartenant pas au monde matériel), et qui passe nécessairement par la langue. Autrement dit, ces analystes ne traitent plus les énoncés sous leurs aspects phonologiques, syntaxiques, lexicaux et sémantiques mais dans leur fonctionnement ; ce qui les intéresse c’est ce qu’ils font ou quels effets ils produisent. C’est en s’appuyant sur les études de Prieto85 (linguiste) et d’Austin86(logicien), dans leur approche de l’usage ordinaire du langage, que Foucault affirme alors que la structure linguistique d’un énoncé est loin de suffire à rendre compte de son existence totale. Nous citons : « Prieto en particulier a montré comment les éléments contextuels constitués par la situation même de l’individu parlant sont absolument nécessaires pour donner un sens à un grand nombre d’énoncés. Tout énoncé s’appuie en fait silencieusement sur une certaine situation objective et réelle, et l’énoncé n’aurait certainement pas la forme qu’il a si le contexte était différent »87. Et, il ajoute à propos de la théorie du performatif d’Austin : « [Ce dernier] a montré que les énoncés eux-mêmes ne pouvaient pas être analysés indépendamment de l’acte de parole qui est effectivement accompli par celui qui parle au moment où il parle ». Prieto et Austin lui servent donc d’« exemples repères » comme il dit, pour montrer que le discours n’est pas simplement un cas particulier à l’intérieur de la langue – ce n’est pas une manière de combiner ensemble des éléments selon des règles linguistiques données par la langue elle-même –, « le discours c’est quelque chose qui déborde nécessairement la langue »88.
Inspiré et animé par la lecture de ces auteurs, Foucault revient ensuite à ses propres travaux et cherche premièrement à définir, dans les énoncés de la littérature89, ce qui se trouve effectivement dit selon un certain contexte. Or le propre d’une œuvre littéraire, c’est de n’avoir pas véritablement de contexte – son contexte est en quelque sorte « inexistant » –, c’est l’œuvre elle-même qui découpe ce qui doit apparaître et ce qui n’a pas besoin d’apparaître ; il n’est pas question du contexte stricto sensu de l’auteur (connaissances, expérience et vécu de l’auteur) même si de fait ces éléments influencent le récit. Partant, le « je » du récit (cf. le « sujet » de la littérature) ne trouve son référent qu’à l’intérieur même du texte, il en va de même pour les circonstances et l’objet dont il est question dans le récit ; ce qui apparaît ou ce qui est effectivement dit désigne la manière dont l’extralinguistique est manifesté dans les énoncés de l’œuvre elle-même. Deuxièmement, il étudie la manière dont les énoncés sont posés dans le texte même de l’œuvre : quel est l’acte qui est effectivement accompli ? – autrement dit, quelle est leur finalité. Ici encore, la dimension performative d’un certain nombre d’énoncés trouve sa possibilité dans la manière dont l’extralinguistique est manifesté dans les énoncés de l’œuvre elle-même. C’est donc en suivant les lignes de Prieto et Austin que Foucault critique les énoncés littéraires, analyse le discours singulier qu’est le récit et dégage comme on l’a vu les éléments extralinguistiques ou figures canoniques du discours. Pour finalement montrer en quoi l’œuvre constitue non seulement ses énoncés – le linguistique dans lequel elle se manifeste –, mais l’extralinguistique qui fait partie de l’œuvre, sans quoi il n’y aurait pas d’œuvre.
En définitive, l’extralinguistique ne désigne pas un contexte à déterminer, mais toujours une extériorité (au langage) qui trouve des énoncés ou des mots pour se manifester. Dans ces conditions, ceux-ci deviennent en eux-mêmes la ressource « objective et réelle » qui permet de générer de nouveaux énoncés, c’est-à-dire être repris, prolongés ou transformés au moment même où ils sont prononcés : « Nos discours, ce sont toujours d’autres discours, transformés, ils se constituent sur un jeu illimité de discours »90.
Si effectivement les discours trouvent leur condition d’existence dans les discours eux-mêmes, dans l’ensemble des énoncés déjà existants et déployés, nous devons admettre qu’aujourd’hui une partie de ces énoncés sont générés par des algorithmes ou par l’intelligence artificielle91. À partir du milieu du siècle passé, le développement de technologies numériques dans le domaine militaire, les télécommunications et l’industrie s’étend peu à peu à tous les secteurs d’activité (travail, santé, vie sociale, commerce, finance, information, transport, sécurité, culture, etc.). De nouvelles conditions matérielles modifient progressivement les structures de la société, une place est aménagée pour l’ordinateur personnel au cœur des entreprises et des foyers. Puis, c’est au tour des smartphones et des objets connectés de nous accompagner et exécuter nos requêtes si facilement qu’ils se sont rendus indispensables. Aujourd’hui, c’est notre environnement qui est métamorphosé au rythme effréné de lignes de code engendrées par de nouveaux acteurs au sein de milliers d’entreprises de la Silicon Valley92grâce au bit ou code binaire93. Précisons que des systèmes binaires existaient déjà dans le monde antique, mais le système binaire moderne, tel que nous le connaissons, a été inventé à la fin du XVIIe siècle par Leibniz pour exprimer plus facilement les chiffres décimaux et diverses opérations94, puis pour traduire les concepts linguistiques de la logique (vrai/faux, arrêt/marche, etc.) en un système mathématique. Enfin, c'est avec l'invention du numérique et des premières machines à calculer électroniques que le code binaire a permis de représenter d’abord les caractères des langues latines (code ASCII) puis ceux de toutes les langues du monde (code UTF-8 remplacé en 2008 par l’Unicode, norme standardisée/ISO pour le codage des caractères en représentation binaire) et ainsi transcrire les réalités les plus complexes en standard informatique. Tout signe linguistique est dorénavant convertible en langage informatique et inversement. Le code binaire n’est pas simplement, de manière anodine, présent dans les appareils et composants numériques de notre quotidien, il joue le même rôle que les muses d’Homère, il dédouble ou séquence chaque parole, chaque discours, dans un langage de programmation exécutable par une machine. Plus encore, il s’impose aujourd’hui comme le soubassement des « grands modèles de langage »95. À titre d’exemple, le modèle le plus connu est le modèle de langage ChapGPT d’Open IA disponible en ligne gratuitement depuis novembre 2022. En exécutant nos requêtes par un simple clic, cet agent conversationnel à intelligence artificielle ou chatbot numérique crée de nouveaux énoncés en transcrivant nos requêtes en suites ordonnées de 0 et 1. Tout aussi facilement, ces énoncés algorithmiques viennent se juxtaposer aux énoncés (pseudo-)scientifiques, littéraires, philosophiques, du langage quotidien, etc., et former des bases de données ou le big data. Il découle que toute chose ne trouve pas seulement son existence dans des énoncés linguistiques mais également dans des séries de 0 et de 1, sans nous rendre compte que nous nourrissons un monstre ineffable. Bref, les nouvelles technologies dominées de nos jours par les algorithmes ou par l’intelligence artificielle génèrent leur propre flux d’énoncés.
En se penchant de plus près sur les conditions d’existence de ces énoncés, celles-ci se rapportent plus à un espace indéfini et infini (le big data) qu’à du langage, même s’il s’agit de signes pouvant servir à la communication, considérant que le big data est la manifestation du présent numérisé à un moment donné. C’est donc en se tournant vers ce dehors virtuel que les algorithmes ou l’intelligence artificielle transforment, par un processus qui leur est propre, des données en « propositions » originales pour s’événementialiser sous des formes diverses (code ou langage informatique, onde ou signal électronique, lettre ou signe, figure ou image, etc.). Et ces propositions viennent se rajouter aux autres énoncés, viennent alimenter sans fin cette nouvelle manne. Outre la manifestation du fonctionnement discursif, nous pouvons également dégager des caractéristiques internes. Car si on fait référence à la définition de la CNIL96: « Un algorithme est la description d'une suite d'étapes permettant d'obtenir un résultat à partir d'éléments fournis en entrée ». Dès lors, un algorithme (et donc une IA) ne se limite pas à la partie opérationnelle d’un problème – autrement dit : à un calcul –, cela serait réducteur. Un algorithme inclut toujours un élément abstrait, un énoncé précis et formulé dans le langage naturel (une question, une requête, une tâche, etc.) qui permet de sélectionner les éléments requis (des données) et d’établir toutes les étapes nécessaires en vue d’obtenir une solution au problème posé (les opérations)97. L’algorithme énonce alors un résultat qui justifie ce pour quoi il a été défini, que ce soit par l’homme ou par la machine elle-même. Aussi, il s’agit bien d’une voix qui énonce quelque chose du monde (des objets du monde), des circonstances de son existence ou des données prises en compte, au moment où elle parle, et ce qu’elle cherche à obtenir en exécutant la fonction qui lui est dédiée. Pas de doute, on est bien dans l’élément de la discursivité, ça fait naître à chaque transcription un nouveau discours. Car rappelons que la discursivité ne qualifie pas les énoncés réels, voire l’ensemble des énoncés, ni une structure de langue, mais ce qui a la particularité de se tourner vers l’extralinguistique – le dehors qui n’appartient pas au langage au moment où ça parle – tout en manifestant un lien à une voix, à des circonstances, à un projet et à un ensemble d’objets dont il est parlé au moyen d’éléments du langage.
Toutefois, contrairement aux autres discours, le processus discursif propre aux algorithmes (ou à l’IA) est « discret ». Nous apportons ici quatre raisons. Premièrement, le champ de données traitées s’étend toujours plus et les opérations de calcul se complexifient : il est devenu aujourd’hui quasiment, voire totalement impossible de suivre l’ensemble des opérations effectuées par les algorithmes ou l’IA ; ils agissent « en secret » pour les utilisateurs mais aussi pour les techniciens et informaticiens. S’ajoutent à cela le caractère polymorphe des algorithmes et l’optimisation constante du code par l’être humain mais aussi par la machine elle-même. En découle une course incontrôlée à l’innovation qui crée toujours de nouvelles fonctionnalités (donc de nouveaux besoins) et intensifie l’usage et la dépendance aux technologies numériques. Deuxièmement, le langage de programmation – informatique et numérique – est un langage hermétique, incompréhensible pour la majorité des utilisateurs, même si, comme le langage naturel, il s’agit d’une rationalité formalisée à l’aide d’un système de signes : tout langage de programmation est composé d’un alphabet (par exemple l’ASCII, l’UTF-8 ou l’Unicode), d’un vocabulaire (par exemple le symbole « = »), d’identifiants (par exemple les variables), de règles de grammaire et de sémantique pour organiser logiquement l’ensemble des éléments ainsi que la possibilité d’écrire, en langage ordinaire, des commentaires et informations entre les lignes de codes. Troisièmement, cette discrétion est relativement entretenue par les promoteurs, concepteurs et programmeurs de nouvelles technologies motivés par des enjeux économiques et stratégiques ou simplement par une certaine idée du progrès. Ou faut-il nuancer et dire que ce constat résulte d’un défaut de culture de la Technique98 ? Mais surtout, quatrièmement, la voix qui parle n’est plus celle du sujet parlant ou référent explicite, mais celle d’un référent anonyme ou virtuel qui s’événementialise sans que l’on puisse tracer le processus et les données.
Même si cette description mériterait d’être appuyée par une analyse plus approfondie des conditions de possibilité des énoncés algorithmiques, il se dégage que le discours algorithmique présente un fonctionnement et des caractéristiques tels qu’une voix (anonyme) se manifeste comme événement discursif en même temps qu’elle exerce sa fonction : elle énonce des objets du monde à partir de données extrinsèques ou plutôt ça parle d’objets du monde actuel. Ici aussi, le langage a comme rôle d’assurer exclusivement le bon fonctionnement du discours. En outre, ces énoncés rejoignent les autres énoncés et servent à leur tour d’énoncés ou de données possibles en soulignant primo, que ce qui est dit est purement et simplement ce qui est ; le discours seul régit la désignation, la notion de vérité entendue comme critère de conformité ou d’équivalence (cf. principe d’identité) ne vaut plus. Secundo, ce phénomène ne va que s’amplifier vu le développement toujours croissant de l’IA. Tercio, dans le cas des énoncés algorithmiques, les objets du monde (les choses) reçoivent un signe non pas dans la mesure où leur place dans toute une série d’énoncés est imaginable, pensable ou concevable par le sujet parlant, mais en fonction d’un calcul de probabilité effectué par une machine à un moment donné ; l’intelligibilité cède sa place à la prévisibilité.
Précédemment, nous avons montré comment Foucault en est venu à affirmer que le discours n’était plus rapporté à un univers prédiscursif, au contraire, il devenait le référentiel général : « L’événement actuel qui instaure le discours comme référentiel général est d’un tout autre type. Il ne consiste pas dans la découverte ou la reconstitution d’un texte premier, d’un acte de parole initial et éternel, mais dans un mouvement propre à notre culture et qui fait de la discursivité la forme générale de ce qui peut être donné à l’expérience [ou] la possibilité d’être transformé en discours »99. Il n’avait pas tort. Aujourd’hui, nous mesurons le risque qu’une partie croissante des nouveaux énoncés, des nouveaux discours, s’en tiennent uniquement à énoncer des choses prévisibles.
De cette enquête sur la notion de discours découlent plusieurs constatations :
La première, c’est que, dans la notion très générale du langage, il existe un « niveau autonome » que l’on peut désigner comme celui du discours ; indépendamment du contenu (des choses, du réel) et de l’usage d’une langue (des mots, des signes), la discursivité est souveraine.
La seconde, c’est qu’à ce niveau on a affaire à des discours liés les uns aux autres qui génèrent un espace : l’espace du discours. Les discours s’y engendrent, prolifèrent, se multiplient, s’entrecroisent et se décalent en se rapportant les uns aux autres, voire ils s’éclipsent au profit d’autres. Dès lors, tout discours est susceptible à son tour de constituer le sol (les énoncés) pour n’importe quel autre discours ou type de discours. Si bien que la propriété du discours est de « se transformer » en discours. De plus, tout discours, aussi mince que soit son importance, aussi transitoire que soit sa valeur, est légitime (entre tous les discours), car il trouve ses conditions d’existence ou de possibilité dans le discours lui-même.
La troisième, c’est que le discours est tourné vers l’extralinguistique – il n’y a pas de discours sans rapport au dehors, ce « maintenant » muet, inarticulé mais immédiatement saisissable par le sujet parlant ou utilisable par la machine.
La quatrième, c’est que ces discours sont loin d’être un instrument de la pensée pour dévoiler les choses en « toute transparence » – que ce soit la raison d’être de la chose ou sa représentation. De manière plus complexe, ils fonctionnent comme conditions de possibilité pour le sujet parlant et pour les choses dont il dit qu’il parle ; les discours ne sont pas neutres à l’égard du sujet et des choses, au contraire, ils les « enveloppent », les « fondent », leur « prescrivent leurs conditions de possibilité » et les « font apparaître »100. En d’autres termes, le sujet (plus exactement les formes du sujet ou les subjectivités) et les choses (ce dont il parle) émergent, se découpent sur fond de discours101. Le discours algorithmique décrit sans doute mieux que nos discours ce fonctionnement, car dans ce cas, on distingue clairement, d’une part, le discours sur ce que « font » les algorithmes ou l’IA (la réalité opérationnelle ou la discursivité), et d’autre part, le discours sur ce qu’ils « font faire » qui se matérialise à la fois dans des pratiques ou les comportements du sujet et le résultat de l’opération ou la chose (le discours algorithmique dans sa réalité matérielle).
La cinquième, c’est que le discours se matérialise sous la forme d’un effet. Au départ, des murmures anonymes foisonnent et finissent par se faire entendre ; puis un sujet ou une IA s’en emparent et une chose se détache du monde ; finalement, la parole ou la voix anonyme se partagent et viennent se mélanger à d’autres énoncés. Un discours n’a pas de commencement solennel ni de point final : il émerge, s’affirme comme un nouveau discours ou un nouvel événement discursif pour ensuite servir de sédiment à d’autres discours.
En somme, ce qui est dit est purement et simplement ce qui est ; le discours seul régit la désignation.
Cette description ne s’aligne pas sur la notion du sujet fondateur. Elle ne s’aligne pas non plus sur les notions de signe ou de structure. Au contraire, les discours s’inscrivent dans un espace toujours mouvant et doivent être traités comme des pratiques discontinues – les discours ont une existence propre. Partant, la notion de vérité considérée comme l’adéquation entre l’être et la pensée ou entre un mot et une chose ne vaut plus. Mais cela, on le savait déjà. Chercher à dire vrai revient alors, comme le soutient Foucault, à dégager les conditions historiques particulières – c’est-à-dire les conditions de possibilité d’un discours à un moment donné – qui font que, le réel étant ce qu’il est, des jeux de vérité, des procédures, des relations de pouvoir ou encore des techniques de soi ont pu apparaître et s’imposer à un moment donné.
Au regard de ce qui précède, on s’aperçoit que le manuscrit intitulé Le discours philosophique (texte contemporain aux feuillets HRED102) complète son travail et sa réflexion sur les « énoncés » : après s’être intéressé aux formations discursives, puis aux jeux du récit, il lui fallait considérer les textes philosophiques, plus exactement faire une analyse critique des énoncés philosophiques ou dégager cette fois les conditions d’existence des textes philosophiques eux-mêmes. Indirectement, il pose la question du rôle du philosophe – autrement dit : du discours philosophique (!) – ou en quoi consiste la philosophie aujourd’hui. Foucault n’a donc rien laissé de côté.
Pour y répondre, il soumet (cette fois) la philosophie depuis Descartes à sa méthode103 pour faire émerger les conditions de possibilité de la pensée occidentale. Au terme de cette enquête, Foucault montre qu’à partir du XVIIe siècle, la philosophie devient progressivement une « manière de parler », une « façon de poser l’un par rapport à l’autre le discours et le sujet parlant », tout en reconnaissant ce qui a déjà été pensé, tel le mouvement de la « courbure »104 par lequel nous ressaisissons notre pensée dans son ouverture première qui relève du discours lui-même et des lois qui le régissent. Le vocabulaire change – la courbure à la place de l’ourlet – mais c’est bien aux caractéristiques et au fonctionnement du discours qu’il fait référence. Selon lui, la condition qui a permis cette courbure, ce n’est pas que l’on ait cessé de croire en Dieu, mais qu’il a été possible, à cette époque, de philosopher sans Dieu, d’utiliser des notions, des concepts différemment, de dire des choses nouvelles. Avant le XVIIe siècle, la philosophie parlait d’un domaine d’objets qui s’offrait à elle de l’extérieur (Dieu, l’âme et le monde) ; elle était toute entière métaphysique. À partir du XVIIe siècle, l’existence de ces objets est (progressivement) définie par une fonction à l’intérieur du discours philosophique : Dieu, l’âme et le monde deviennent des variables qui prennent des valeurs possibles dans le discours lui-même : « C’est l'Homme qui prend conscience de sa liberté »105 ; il est désormais possible pour le philosophe d’établir un rapport à Dieu, l’âme et le monde. Autrement dit, « l’implication désignatrice »106 s’étend à tous les discours. Ici aussi, les énoncés philosophiques changent dans leur mode, c’est-à-dire dans la manière dont ils s’inscrivent dans le « je-ici-à présent » du philosophe et de la manière dont ces énoncés se désignent et se déploient à partir du discours lui-même. Fin du XVIIIe siècle, Kant formalise cette possibilité en présentant une théorie explicite de l’objet en général qui fonctionne comme ontologie. Citons Foucault : « La révolution kantienne a constitué, au lieu de modifier, comme les classiques, le statut de la métaphysique par la suppression de l’ontologie, à conjurer la métaphysique par une forme nouvelle d’ontologie. Ce type nouveau d’ontologie a pour fin de constituer une théorie générale de l’objet, tel qu’il se donne à l’expérience : il sera donc ou bien identique, ou bien très voisin, ou bien lié en profondeur à une phénoménologie. C’est-à-dire que le discours n’aura plus de preuve d’existence à fournir, il n’aura pas à faire le partage, dans l’expérience, entre ce qui existe et ce qui n’existe pas ; il lui faudra faire la théorie de cela même qui s’y manifeste et se donne comme objet »107 –, en d’autres termes, il lui faudra être philosophie première. Un nouveau partage s’impose : soit il s’agit de faire l’ontologie du phénomène (de ce qui apparaît), soit il s’agit de penser ce qui pourrait se cacher derrière le phénomène mais qui le distingue, qu’on identifie désormais à la métaphysique. Aussi, se profilent pour Foucault deux sortes de philosophes, « celui qui joue en quelque sorte le rôle d'archéologue, qui étudie l'espace dans lequel se déploie la pensée, ainsi que les conditions de cette pensée, son mode de constitution, et celui qui ouvre de nouveaux chemins à la pensée, comme Heidegger »108. Foucault fait partie des premiers, de ceux pour qui le discours philosophique doit dire ce qui est, ce qui se dresse devant nous dans un « rapport sagittal »109. Il s'agit alors de décrire ce qui se manifeste à travers les discours et remonter aux conditions qui les déterminent, ou comme il dit, sa tâche consiste à diagnostiquer110: « Reconnaître, à quelques marques sensibles, ce qui se passe. Détecter l’événement qui fait rage dans les rumeurs que nous n’entendons plus, tant nous y sommes habitués. Dire ce qui se donne à voir dans ce qu’on voit tous les jours. Mettre en lumière, soudain, cette heure grise où nous sommes. [Bref] prophétiser l’instant »111. Le discours philosophique doit donc énoncer l’extralinguistique ou le dehors (le « je-ici-à présent ») qui s’exprime dans le langage mais aussi le critiquer, c’est-à-dire faire émerger les conditions de possibilité qui font que l’on dit, pense et agit d’une certaine façon. Alors, le rôle du philosophe consiste dans un premier temps à percevoir, identifier et distinguer les signes qui sont articulés, dits et voulus au présent, qui toutefois ne sont pas le présent mais notre actualité – le présent englobant tout ce qui est dit au moment où l’on parle, l’actualité étant tout ce qui nous traverse et qui a un effet sur nous-mêmes et sur les choses du monde au moment où l’on parle. Puis, dans un second temps, il s’agit de faire émerger les conditions de possibilité de ces signes ou comprendre comment ils sont devenus réels et vrais112, pour élaborer légitimement une pensée de l’actualité, une pensée de « ce que nous sommes aujourd’hui ». Concrètement, cela consiste à soulever des « problématisations » ou « singularités émergentes », par exemple : la problématisation de la folie et de la maladie, la problématisation de la vie, du langage et du travail, la problématisation du crime et du comportement criminel et la problématisation de la sexualité, au moyen d’une méthode archéologique et généalogique pour restituer les conditions d’émergence et les formuler dans un discours philosophique. En contrepartie, celui-ci doit dans son parcours discursif (le discours se disant) énoncer ce qu’il est lui-même (en l’occurrence : un discours sur la folie, un discours sur la naissance de la clinique, un discours sur le langage, etc.). Donc, philosopher, c’est élaborer un discours non plus sur l’être ni les choses mêmes, mais c’est faire un « discours des discours »113ou encore une critique de discours114. Et la figure du philosophe est le passager : « Le philosophe doit dire tout simplement ce qu’il y a […] sans recul ni distance dans l’instant même où il parle. [Et il] sera quitte s’il lui arrive, enfin, de ramener, pour le faire scintiller un moment au filet de ses mots, ce que c’est qu’« aujourd’hui ». Il est seulement l’homme du jour et du moment : passager, plus près que personne du passage »115. Il est celui qui est dans le passage, qui fait l’expérience du passage et qui marque le passage dans et par son discours.
Il y a du langage, des structures formelles ou langues et des mots.
Il y a des discours qui manifestent et désignent des choses à un moment donné, car il ne faut pas les considérer comme des actes de parole qui affirment une chose en toute transparence. Le discours est une forme hybride, il est tourné vers l’extralinguistique ou le dehors et trouve ses conditions d’existence auprès d’autres discours qui le précèdent, le côtoient ou le croisent – les énoncés (pseudo-)scientifiques, les fictions, le langage quotidien, le big data, etc. – mais aussi, des discours à venir qui parlent de lui, le prennent pour objet, racontent les circonstances de sa présence et ce qu’il a à apporter aux futurs discours – les discours philosophiques.
Partant, les choses – toute existence, tout savoir, toute œuvre, tout événement – sont en eux-mêmes discours. Qu’une chose reçoive un signe ou que des signes découpent des objets116, ils apparaissent dans leur individualité uniquement sur fond de discours déjà existants et déployés. Toutefois, pour être dite, la chose doit être imaginable, pensable ou concevable par le sujet parlant ou calculable par un algorithme ou une IA. Sa place doit être aménagée, dessinée de l’extérieur et laissée comme blanc à l’intérieur : être, c’est un certain dire qui peut prendre la forme d’un discours.
Dans Les mots et les choses, Foucault montre que divers ordres du discours ou épistémès se sont succédé dans la culture occidentale – l’épistémè de la Renaissance (le discours était un instrument de pensée pour dévoiler la raison d’être des choses : il n’était pas question d’expérience mais de connaissance et le langage permettait de formuler des énoncés qui disaient la chose en toute « transparence »), l’épistémè de l'âge classique (le discours représente la pensée, comme la pensée se représente elle-même) et l’épistémè de l'époque moderne (le discours dérive de l’expérience du sujet qui se reconnaît sujet parlant). Notre analyse, à travers des textes de Foucault édités plus ou moins récemment, complète son propos de l’époque en montrant que l’ordre du discours de l’épistémè moderne devient « flottant » : l'implication désignatrice présente des caractéristiques internes qui font varier le discours. Premièrement, le discours comporte une référence explicite à celui qui parle : « l’orateur, par un moyen ou par un autre, se met en scène comme sujet parlant » ; une partie des énoncés se rapportent et s’entrecroisent nécessairement à d’autres à travers le sujet parlant. Deuxièmement, le discours fait référence aux circonstances dans lesquelles il est prononcé : le « ici-maintenant » du sujet parlant ou toute la réalité qui l’entoure lui sert de contexte réel et remplit les index de lieu et de temps. Troisièmement, le discours manifeste, « par des énoncés affectés à cela exclusivement », une finalité qui justifie son existence ; sa tâche est de tendre vers ce qu’il a à dire. Quatrièmement, il indique de quoi il parle : la chose sans toutefois être la chose. En conséquence, chaque fois qu’une voix parle, il y a discours, quelle que soit sa force – elle peut même être discrète comme dans le cas du discours algorithmique. Si bien que tout acte de parole est propulsé dans la courbure ou l’ourlet du discours lui-même : la propriété du discours est de créer de nouveaux énoncés, de nouveaux discours. Mais le nouveau n’est pas ce qui est dit, c’est l’événement de son retour, ce n’est pas son contenu mais son effectivité. C’est la raison pour laquelle Foucault inaugure une forme nouvelle d’ontologie, une « ontologie du présent » ou une « ontologie critique de nous-mêmes » qui a pour objet de diagnostiquer les discours – autrement dit : diagnostiquer le présent. De ce diagnostic se libère alors une pensée de l’actualité, notre actualité comme « discours des discours ». Telle est la pratique philosophique de Foucault ou la manière de se déplacer pour mieux saisir les « fragilités » qui nous traversent.
C’est ainsi que la définition du discours de Foucault nous amène à penser le discours comme un espace ; l’espace du discours comme ce qui relie un mot et une chose, comme des caractéristiques internes et un fonctionnement autonome, comme la courbure ou l’ourlet, comme l’ensemble des énoncés et le dehors, comme les possibles de dire ce qui est, donc aussi ce que nous sommes. Aujourd’hui.
1. M. FOUCAULT, L’archéologie du savoir (abrév. AS), Paris, coll. Tel/Gallimard, 1969, p.240.
2. M. FOUCAULT, « Homère, les récits, l’éducation, les discours » (abrév. HRED), une série de feuillets inédits transcrits et présentés par Martin Rueff, La Nouvelle Revue Française n°616, janvier 2016, feuillet [2 recto].
3. M. FOUCAULT, Le discours philosophique (abrév. DP), Ed. établie, sous la responsabilité de F. Ewald, par O. Irrera et D. Lorenzini, Paris, Gallimard, 2023, p.254 et p.258.
4. Pour Foucault, expérience et constitution du sujet (! Foucault parle de formes du sujet ou de subjectivités) sont deux notions qui se rejoignent dans la rationalisation d’un processus provisoire. Très brièvement : Premièrement, Foucault part du principe que le sujet ne préexiste pas à ce qui le constitue. Le sujet peut et doit se constituer/se subjectiver dans un processus dans lequel il est lui-même « actif », même de manière infime : tout sujet existe dans des rapports à la vérité noués à des savoirs et des relations de pouvoir selon des modalités historiques, et donc est sans cesse engagé dans un processus de constitution ou un mode de subjectivation. Deuxièmement, le sujet se constitue à travers un processus de subjectivation et d’objectivation tel qu’il est amené à éprouver des expériences possibles vérifiées/vérifiables par des discours (vrais) : le sujet finit par se reconnaître et s’énoncer en même temps qu’il est reconnu par les autres sous la forme d’un objet de connaissance. Autrement dit, l’expérience d’un certain rapport à la vérité, éprouvée/vécue par le sujet, est rationalisée par le sujet et par les autres simultanément. Troisièmement, l’issue du processus aboutit à un sujet, ou plutôt, des formes du sujet ou des subjectivités. Enfin, ce processus est provisoire étant donné qu’il se crée en son sein à un moment donné, avec l’histoire. Les subjectivités sont donc toujours situées dans une histoire qui est celle de leur propre formation et transformation : de leur constitution. En bref : une expérience, c’est la rationalisation de quelque chose qui est éprouvé/vécu par le sujet et validée par un discours (vrai). Et cette rationalisation ne se fonde plus sur une théorie de l’objet (cf. la conception traditionnelle de l’épistémologie et de l’histoire des savoirs) mais sur des conditions contingentes et historiques qui rendent un certain rapport à la vérité « visible et énonçable » par soi mais aussi par les autres. Voir Dits et écrits, « Entretien avec Michel Foucault » (1978), Paris, Gallimard, 1994, t.4, p.47 : « Une expérience est quelque chose que l’on fait tout seul, mais que l’on ne peut faire pleinement que dans la mesure où elle échappera à la pure subjectivité et où d’autres pourront, je ne dis pas la reprendre exactement, mais du moins la croiser et la retraverser ». Quelques années plus tard, in Dits et écrits, « Le retour de la morale » (1984), op. cit., p.706, il précise : l’expérience, c’est « la rationalisation d’un processus, lui-même provisoire, qui aboutit à [la formation et la transformation d’] un sujet », plutôt à des sujets. J’appellerai subjectivation le processus par lequel on obtient la constitution du sujet, plus exactement d’une subjectivité, qui n’est évidemment que l’une des possibilités données d’organisation d’une conscience de soi.»
5. Dans Les mots et les choses et L’archéologie du savoir, Foucault montre que le savoir est une pratique autonome extérieure aux mots et aux choses. Selon lui, on ne peut pas penser que le réel constitue en lui-même la raison d’être d’un discours, quel qu’il soit, et encore moins d’une vérité entendue comme adéquation. Le réel ne peut pas servir pour établir un discours qui dirait vrai sur lui-même, car il n’y a rien dans le réel qui exige qu’un discours s’articule et rende compte en vérité de ce qui se passe dans la réalité, tout simplement, parce que la réalité est muette ; le réel est juste le réel. Début des années 80, après avoir mené plusieurs enquêtes archéologiques et généalogiques, Foucault dira explicitement : « L’existence d’un discours vrai, d’un discours véridique, d’un discours à fonction de véridiction [l’existence d’un discours qui prétend dire ce qui est] n’est jamais impliquée par la réalité des choses dont il parle. Il n’y a pas d’appartenance ontologique fondamentale entre la réalité d’un discours, son existence, son existence même de discours qui prétend dire le vrai, et puis le réel dont il parle. Le jeu de la vérité [Foucault préfère donc parler de « jeu de la vérité » en lieu et place de la « vérité »] est toujours, par rapport au domaine où il s’exerce, un événement historique singulier, un événement, à la limite, improbable par rapport à ce dont il parle [autrement dit : au discours lui-même]. Et c’est précisément cet événement singulier, en quoi consiste l’émergence d’un jeu de vérité, qu’il faut essayer de restituer. » in Subjectivité et vérité, Cour au Collège de France 1980-1981, Paris, Gallimard, 2014, p.224. Cette remise en question de la notion de vérité entraîne dans son sillage la notion de sujet connaissant, ou peut-être il conviendrait mieux de dire que Foucault mène ces deux problématiques de front : dans l’Histoire de la folie à l’âge classique et Naissance de la clinique, il cherche à montrer que le sujet n’est pas originaire, pré-donné, mais qu’il se constitue (se subjectivise) comme effet de discours qui sont considérés comme vrais, qui circulent comme vrais ou qui sont imposés comme vrais. Et simultanément, le sujet s’objective par rapport à un régime de vérité qui valide son actualité. C’est finalement en 1984 que Foucault dira : « Je pense qu’il n’y a pas de sujet souverain, fondateur, une forme universelle de sujet qu’on pourrait retrouver partout. Je pense au contraire que le sujet se constitue à travers des pratiques d’assujettissement [il fait référence aux techniques de pouvoir-savoir], ou, d’une façon plus autonome, à travers les pratiques de libération, de liberté, comme, dans l’Antiquité [il fait référence aux techniques de soi], à partir, bien entendu, d’un certain nombre de règles, styles, conventions, qu’on retrouve dans le milieu culturel. » in Dits et écrits, tome IV, « Une esthétique de l’existence » [1984], Paris, Gallimard, 1994, p.733. En bref, Foucault remet en cause, dès ses premiers travaux, la notion de vérité et la catégorie du sujet, sa souveraineté et sa nature constituante. Il n’y a pas un sujet mais des formes du sujet ou des subjectivités nouées à des jeux de vérité (des jeux de savoir et des jeux de pouvoir). Dans les années 80, il découvre les techniques de soi (cf. son « retour aux Grecs ») et reconnaît avoir trop insisté sur le nexus pouvoir-savoir et revient sur l’exercice du pouvoir ou le gouvernement au sens large : le sujet n’est pas simplement traversé et informé par des gouvernementalités extérieures, il se construit au moyen d’exercices réguliers dans un rapport de soi à soi qui ont des effets sur lui-même et sur les autres. Foucault reconsidère alors son travail accompli pendant une vingtaine d’années et pose cette fois clairement la question du sujet, ou plutôt la question de la subjectivation à travers des discours vrais ; sa manière de revenir sur les notions de vérité, discours et subjectivité, ou de ne jamais les avoir quittées.
6. AS, p.71.
7. Dans Les mots et les choses, Foucault montre que l’ordre du discours ou ce qui noue une chose et un mot varie avec l’histoire ; plusieurs épistémès se sont succédé et continuent de se déplacer : l’épistémè de la Renaissance fondée sur la ressemblance (le visage du monde se couvre de signes extérieurs et visibles – des caractères, des logotypes, des chiffres, des mots, etc. – pour désigner et décrire les choses) cède sa place au début du XVIIe siècle à l’épistémè de l’âge classique fondée sur la représentation (le langage assume un nouveau rôle : celui de représenter la pensée). Ensuite, au XIXe siècle, l’épistémè moderne ou la discursivité s’impose. Pour le montrer, Foucault s’intéresse d’abord à la fabrique du savoir ou aux discours de vérité. Mais comme nous allons le voir, il s’intéresse également aux autres énoncés dans le but de définir la notion de discours en général. Lire plus sur la notion d'épistémè : https://lespacedudiscours.be/la-notion-d-episteme-chez-foucault.html
8. AS, pp.70-71.
9. AS, p.162.
10. M. FOUCAULT, Subjectivité et vérité, op. cit., p.224. Notons qu'après avoir parlé de « règles de formation », « formation des stratégies », « pratiques discursives » dans L’archéolgie du savoir, Foucault utilise le terme de « jeux de vérité » qui ont la forme de science ou qui se réfèrent à un modèle scientifique, ou des jeux de vérité comme ceux que l’on peut trouver dans les institutions ou des pratiques de contrôle. Dans les années 80, alors que ses travaux et sa réflexion se portent sur la généalogie du sujet, il change encore de vocabulaire pour parler de « techniques de vérité » qui ont le forme de techniques de savoir, de techniques de pouvoir et de techniques de soi (ou de gouvernementalité).
11. Ibid.
12. AS, pp.279-282.
13. AS, p.246. Foucault donne comme exemple la folie : elle apparaît en Occident au XIXe siècle sans pour autant recouvrir la discipline naissante de la psychiatrie – la folie « ce n’est pas la somme de ce qu’on a cru vrai, c’est l’ensemble des conduites, des singularités, des déviations dont on peut parler dans le discours psychiatrique » ; elle n’est pas une discipline mais la manifestation d’un savoir ou d’une positivité qui émerge à un moment donné. Toutefois, ce sont bien les choses effectivement dites sur la folie, les discours sur la folie, qui constituent les premiers éléments ou conditions de possibilité de la science médicale de la maladie mentale.
14. AS, p.247.
15. AS, p.109 et p.240. Voir également « Se débarrasser de la philosophie » in Michel Foucault, entretiens, Ed. établie par R.-P. DROIT, Paris, Odile Jacob, 2004, p.78 : « Des gens ont fait l’histoire de ce qui se disait au XVIIIe siècle en passant par Fontenelle, ou Voltaire, ou Diderot, ou La nouvelle Héloïse [sic]. Ou encore, ils ont considéré ces textes comme l’expression de quelque chose qui, finalement, n’arrivait pas à se formuler à un niveau qui aurait été plus quotidien. À l’égard de cette attitude, je suis passé de l’expectative (signaler la littérature là où elle était, sans indiquer ses rapports avec le reste) à une position franchement négative, en tentant de faire réapparaître positivement tous les discours non littéraires qui ont pu effectivement se constituer à une époque donnée, et en excluant la littérature. »
16. Théorie qui valait encore dans la pensée moderne au moment de ses études dans les années 50 (défendue par l’hégélianisme et la phénoménologie) et qui considérait le sujet connaissant « comme quelque chose auquel on ne touchait pas. » in « Entretien avec Michel Foucault » avec M. Watanabe [1978], Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t.4, p.43.
17. HRED, feuillets [10] à [12].
18. HRED, feuillet [16].
19. HRED, feuillet [4 recto].
20. Nous faisons la distinction entre d’une part, les conditions d’existence ou de possibilité du discours en général – qu’est-ce qui fait qu’il y a discours et que faut-il entendre par discours ? – et d’autre part, les conditions de possibilité d’un discours en particulier – pourquoi ce discours-là plutôt qu’un autre. Nous traiterons ici que des conditions d’existence ou de possibilité du discours en général, c’est-à-dire de la discursivité et du discours en tant d’événement discursif. La question des conditions de possibilité d’un discours en particulier consistant à restituer ce que Foucault appelle les « jeux de vérité », à savoir des jeux de pouvoir-savoir et des techniques de soi.
21. HRED. Martin Rueff précise tout de suite dans son introduction : « L’éducation, ce n’est pas l’éducation au temps d’Homère, mais L’éducation sentimentale, le chef-d’œuvre de Flaubert. »
22. Derrière l’analyse littéraire, c’est bien de la critique dont il est question – on sait que la notion de critique est centrale chez Foucault. Il s’agit ici de la critique telle qu’il la définit dans « Les nouvelles méthodes d’analyse littéraire » in M. FOUCAULT, Folie, langage, littérature (abrév. FLL), Ed. établie par H.-P. Fruchaud, D. Lorenzini et J. Revel, Paris, Vrin, 2019, pp.133-148. La critique n’a plus pour fonction de « faire la critique – de parler des livres des autres, de les juger, de les comparer entre eux, de les recommander ou de les condamner. […] – ce rôle, nul n’en est actuellement titulaire. Non pas qu’il n’y ait plus de candidats. Mais tout simplement le rôle lui-même n’existe plus. [Aujourd’hui], ces actes naissent d’eux-mêmes dans une sorte d’anonymat, à partir du langage. […] La critique, c’est devenu une certaine fonction constante du langage par rapport à lui-même. […] Ce n’est plus une instance de décision, c’est une forme de coexistence ». Autrement dit : la critique littéraire est désormais un discours qui trouve ses conditions d’existence dans les textes littéraires eux-mêmes.
23. HRED, feuillet [2].
24. HRED, feuillets [7] et [10].
25. HRED, feuillet [10].
26. HRED, feuillet [21].
27. HRED, feuillet [23]. Nous citons pour indiquer l’usage de la forme « discursive » pour parler de la production d’énoncés fictifs.
28. HRED, feuillet [24].
29. HRED, feuillet [29].
30. HRED, feuillet [31].
31. Au même moment où Foucault écrit ces feuillets.
32. HRED, feuillet [41].
33. HRED, feuillet [44].
34. Ibid.
35. HRED, feuillet [48]. Cette irruption du présent semble échapper à Flaubert. Foucault explicite : « Le démonstratif utilisé ici par Flaubert indique le moment précis du temps où le grand discours muet qui a recueilli les personnages et leur histoire [la voix du récitant anonyme], qui pendant si longtemps a doublé leurs gestes, leurs allées et venues, leurs sentiments, leurs pauvres passions pour les restituer au jour, achève enfin de dicter à l’auteur [la voix de Flaubert ou de son personnage principal] cette œuvre à laquelle ils doivent tous leur existence. L’irruption de ce présent, flottant presque sans date, au dernier chapitre de L’éducation, assure exactement les fonctions de l’invocation homérique ; mais elle l’inverse ; elle en inverse la place sans l’œuvre, mais elle en inverse aussi la direction puisqu’elle ne pointe pas vers l’infaillible mémoire mythique, mais vers le simple et menu geste d’écrire. »
36. HRED, feuillet [46].
37. HRED, feuillet [49].
38. HRED, feuillet [54].
39. HRED, feuillet [10 verso].
40. Ibid.
41. HRED, feuillet [3 verso].
42. HRED, feuillet [4 recto].
43. HRED, feuillet [6 verso].
44. HRED, feuillet [7 verso]. Foucault ajoute que « Un discours peut bien intimer à quelqu’un de faire quelque chose ; il se distingue pourtant radicalement d’un ordre, car l’ordre ne désigne sa nature de commandement et le résultat qu’il veut obtenir que par sa structure grammaticale, et les mots utilisés. […] Un discours est un ensemble d’énoncés parmi lesquels certains se rapportent à tous les autres désignant quels actes sont effectués ou visés par les paroles prononcées ». Foucault complétera l’analyse du discours dans les années 70 avec la notion de gouvernementalité ou comment les relations de pouvoir s’introduisent dans le discours.
45. Termes entre guillemets in HRED, feuillets [8 verso] à [10 recto].
46. HRED, feuillet [34].
47. HRED, feuillet [10 verso].
48. HRED, feuillet [11 verso].
49. HRED, feuillet [12 recto].
50. HRED.
51. HRED, feuillet [13 verso].
52. FLL.
53. FLL, p.227.
54. FLL, p.228.
55. FLL. Foucault pense à Blanchot bien sûr qui a été le premier à invoquer la présence du dehors ou de l’extralinguistique de l’œuvre, car c’est à l’absence de cette présence qu’il prêtait sa voix.
56. FLL, pp.229-240. Foucault qualifie l’extralinguistique d’« immanent » pour parler de l’extralinguistique dans la littérature dont le contexte est particulier : (1) la parole a la possibilité et le droit de tout dire, elle est en quelque sorte infinie et indéfinie (« un énoncé littéraire ouvre une classe de sens absolument infinie ») ; (2) la position du sujet parlant (racontant) peut être incertaine, voire absente, seule la lexis se fait entendre ; (3) l’acte même de la parole ne consiste plus à dire la vérité mais à raconter une fiction. Alors que dans le langage non littéraire, le contexte est assuré par des choses réelles, des contenus informatifs supposés existants, des affirmations personnelles rapportées au sujet parlant ou sous la forme d’une neutralité qui renvoie sans oscillation à un auteur nommé ou anonyme qui énonce ce qu’il sait ou ce qu’il pense ; les figures ou caractéristiques du discours sont saillantes et les énoncés sont vraisemblables. En bref, il s’agit de l’extralinguistique qui se manifeste dans les énoncés de l’œuvre même.
57. M. FOUCAULT, « La pensée du dehors » in Dits et écrits, Tome 1, 1954-1975, texte n°38, Quarto Gallimard, 1994, p.546.
58. FLL, p.240.
59. HRED, feuillet [14 verso].
60. Certes comme il l’explique : précédemment, le discours reposait sur un univers prédiscursif et l’acte de parole consistait à ranimer et restituer la chose dans ses conditions d’origine, exclusivement ; le discours était référé et avait toujours un mode d’être second : « le discours conservé était tout entier tourné vers d’éventuels actes de parole dont la possibilité, la nature et la forme étaient prévues à l’intérieur de ce discours. […] Toute son existence était liée d’entrée de jeu à un domaine plus fondamental que lui, où il prenait place pour servir d’universel instrument. » in DP, p.245.
61. DP, pp.247-248.
62. DP, p.245.
63. M. FOUCAULT, « L’ordre du discours », Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, édition basée sur le texte proposé par l’édition CD-ROM, Le Foucault Électronique (2001), p.4.
64. Fin des années 60, alors que Foucault étudie la formation des pratiques discursives, il émet l’hypothèse que les savoirs sont déterminés dans une certaine mesure par trois types de procédures (externes aux discours). Premièrement, le désir (du sujet de connaissance) n’est pas absolu, il peut être soumis à « l’interdit », « au partage et rejet » et à « l’opposition du vrai et du faux » ou « volonté de vérité », trois grands systèmes d’exclusion qui ont comme point commun d’être aux mains d’institutions, donc soumis à une forme de pouvoir. Mais ce désir peut aussi être « limité » par des procédures internes (par les discours eux-mêmes) qui ont pour objet de classer, ordonner, distribuer les énoncés, comme s’il s’agissait cette fois de maîtriser une autre dimension du discours : celle de l’événement et du hasard. Foucault fait référence au principe du commentaire, à l’auteur et à l’organisation en disciplines. Il termine en mentionnant un troisième groupe de procédures qui contrôlent/régulent cette fois l’accès au discours : « les rituels de parole », « les sociétés de discours », « les groupes doctrinaux » et « les appropriations sociales » ou systèmes d’éducation, « disons d’un mot que ce sont là les grandes procédures d’assujettissement du discours. » in M. FOUCAULT, « L’ordre du discours », op. cit. Au cours des années 70, il mène différentes enquêtes et fait effectivement émerger le lien circulaire entre les régimes de vérité et les régimes de pouvoir en s’appuyant sur le modèle nietzschéen de « volonté de puissance » ; il introduit les notions de lutte, de domination et rapport de forces dans les jeux de vérité : « Discours bataille et non pas discours reflet. Plus précisément, il faut faire apparaître dans le discours des fonctions qui ne sont pas simplement celles de l'expression (d'un rapport de forces déjà constitué et stabilisé) ou de la reproduction (d'un système social préexistant). Le discours - le seul fait de parler, d'employer des mots, d'utiliser les mots des autres (quitte à les retourner), des mots que les autres comprennent et acceptent (et, éventuellement, retournent de leur côté) -, ce fait est en lui-même une force. Le discours est pour le rapport des forces non pas seulement une surface d'inscription, mais un opérateur. » in M. FOUCAULT, « Le discours ne doit pas être pris comme… », La voix de son maître, 1976, pp.9-10. Cependant, fin des années 70, alors qu’il fait remonter son Histoire de la sexualité aux premiers siècles de notre ère, il découvre les techniques de soi qui relancent la question du discours ou dire vrai sur soi-même. Il préfère parler de « techniques de vérité » car il considère la question du discours depuis la question du sujet ou de la subjectivation : les techniques « sont des procédures réglées, des manières de faire qui sont réfléchies et sont destinées à opérer sur un objet déterminé un certain nombre de transformations. Ces transformations sont ordonnées à certaines fins qu’il s’agit d’atteindre à travers des dites transformations. » in M. FOUCAULT, Subjectivité et vérité, Cours au Collège de France, Paris, Gallimard, 2014, p.253 et M. FOUCAULT, Dire vrai sur soi-même, Conférences prononcées à l’Université Victoria de Toronto, 1982, édition, introduction et apparat critique par H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini, Paris, Vrin, 2017.
65. DP, p.244.
66. « Les analystes anglais me réjouissent assez : ils permettent bien de voir comment on peut faire des analyses non linguistiques d’énoncés. Traiter des énoncés dans leur fonctionnement. Mais ce en quoi et ce par quoi ça fonctionne, jamais ils ne le font apparaître. Il faudrait peut-être avancer de ce côté-là. » Voir la lettre inédite de Michel Foucault à Daniel Defert, Daniel Defert, « Chronologie » in M. FOUCAULT Dits et écrits, tome 1, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Quarto Gallimard, 1994, p.40. Voir également « La pensée du dehors » in op. cit. : « Il faudra bien un jour essayer de définir les formes et les catégories fondamentales de cette « pensée du dehors ». Il faudra aussi s’efforcer de retrouver son cheminement, chercher d’où elle nouait et dans quelle direction elle va. »
67. Ibid. Voir également l’article : « Foucault répond à Sartre » (entretien avec J.-P. Elkabbach), La Quinzaine littéraire, n°46, 1er-15 mars 1968, pp.20-22, in M. FOUCAULT, Dits et écrits, tome 1, texte n°55, Paris, Gallimard, 1994.
68. R. JAKOBSON, Style in Langage, « Closing statements : Linguistics and Poetics », New-York, T.A. Sebeok, 1960. Trad. fr. Nicolas Ruwet : Essais de linguistique générale, « Linguistique et poétique », Paris, Éditions de Minuit, 1963.
69. F. de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, (1916) 2016 (NB. publication post mortem de notes de cours). À la suite d’études comparées des langues indo-européennes, il montre l’existence de type de sons qui ne sont pas présents dans les langues historiques mais qui expliquent la structure de certains mots. De là, il définit la langue comme un système de signes associant une partie acoustique (qu’il appelle le signifiant) et une partie conceptuelle (qu’il appelle le signifié), mais surtout cette association est déterminée par l’opposition avec les autres signifiants et les autres signifiés du système. En cela, les signes linguistiques ont une « valeur » qui dépend de l’ensemble du système dans lequel ils sont insérés. Et c’est la valeur différentielle des signes linguistiques entre eux qui donne le sens, c’est l’arrangement des mots et de ces signes qui fait la signification d’un discours. À ce titre, une langue est un système cohérent et autonome (une matrice) qui s’impose aux sujets parlants qui ne peuvent pas la modifier – aucun raisonnement ne peut conduire à préférer un son plutôt qu’un autre pour signifier un concept. Cela l’amène à distinguer le langage de la langue : le langage est la faculté générale de pouvoir s'exprimer au moyen de signes et la langue, l’ensemble de signes utilisés par une communauté pour communiquer : le français, l'anglais, l'allemand, etc. Au-delà de cette distinction, Ferdinand de Saussure différencie la langue et la parole. La parole est, pour lui, l'utilisation concrète des signes linguistiques dans un contexte précis.
70. En poursuivant les travaux de Ferdinand de Saussure, Roman Jakobson s’intéresse à la partie acoustique : les sons des langues parlées ont une fonction, celle de communiquer un message. Selon lui, l’unité pertinente est le phonème : le son n’est phonème que s’il joue un rôle distinctif (ex dans « chat » et « rat », /ch/ et /r/ sont des phonèmes en français) car la substitution de l’un par l’autre entraîne un changement de sens. Et il est défini par l’ensemble des différences qui le distinguent de tous les autres phonèmes de la même langue. Mais il va encore plus loin en décomposant le phonème en une série de « traits distinctifs » considérés comme les constituants ultimes de toute langue et à l’origine de la notion de « structure » (ex /p/ et /b/ ou /m/ et /n/). Cette théorie combine à la fois universalité et relativité. De là, tout acte de parole devient un acte de communication verbale ; toute parole a comme fonction de « mettre en commun, communiquer » (du latin communicare) ces phonèmes et « traits distinctifs » pour partager des informations : l’important dans la communication, ce n’est pas ce que l’on dit mais ce que l’autre comprend. Dans ce cadre, Jakobson distingue alors six fonctions du langage nécessaires pour qu’il y ait communication.
71. M. FOUCAULT, « Analyse littéraire et le structuralisme », Folie, langage, littérature, op. cit., p.245 : « Un embrayeur (en anglais shifters) permet d’articuler l’énoncé sur la situation d’énonciation : adverbe de lieu ou de temps, démonstratifs, possessifs. »
72. E. BENVENISTE, « L’homme dans la langue », Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966.
73. E. BENVENISTE, « L’homme dans la langue », Problèmes de linguistique générale II, 1976, Paris, Gallimard, 1976 , pp.258-259.
74. E. BENVENISTE, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p.260.
75. E. BENVENISTE, « Les niveaux de l’analyse linguistique », Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p.129.
76. E. BENVENISTE, « Structuralisme et linguistique », Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974, p.19.
77. E. BENVENISTE, « La nature des pronoms », Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p.251. Instances de discours ou actes de parole uniques.
78. E. BENVENISTE, « Les relations de temps dans le verbe français », Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966, p.241.
79. E. BENVENISTE, « Ce langage qui fait l’histoire », Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974, p.30.
80. Voir « La pensée du dehors » in M. FOUCAULT, Dits et écrits, op. cit. Réflexion inspirée par la linguistique mais aussi par ses lectures de Bataille, Blanchot, Klossowski, Barthes et Mallarmé.
81. Ibid.
82. Il en est de même des formes du sujet qu’il décrit à travers d’autres problématisations : la folie et le sujet fou, la naissance de la clinique et le sujet malade, le système pénitentiaire et le sujet délinquant, l’économie et le sujet travaillant, la biologie et le sujet vivant, la sexualité et le sujet sexuel.
83. Ibid.
84. Nous renvoyons à l’article de J. BENOIST, « Des actes de langage à l’inventaire des énoncés », Archive de Philosophie 79, 2016, pp.55-78.
85. L. J. PRIETO, Messages et signaux, Paris, PUF, 1966. cf. école linguistique de Paris d’André Martinet.
86. J. L. AUSTIN, How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon Press, 1962. Foucault a eu connaisssance de ses cours avant la parution en français en 1970 : Quand dire, c’est faire, trad. fr. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.
87. M. FOUCAULT, « Structuralisme et analyse littéraire », Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis le 4 février 1967, Folie, Langage, Littérature, op. cit., pp.185-186. cf. exemple du cahier rouge posé sur une table donné par Prieto.
88. Ibid.
89. Pourquoi la littérature ? Voir supra : il est bien conscient qu’il a délaissé une grande partie des énoncés qui ne répondent pas aux règles des formations discursives (cf. L’archéologie du savoir).
90. HRED, feuillet [12].
91. Nous marquons une différence entre algorithme et IA. Un algorithme est une suite d’instructions permettant de résoudre un problème ou obtenir un résultat à partir de données – un algorithme comprend une question, des données, un calcul et un résultat. Euclide, Archimède, Erastoshène font déjà référence à des suites d'instructions précises et ordonnées permettant de résoudre un problème ou d'obtenir un résultat même si le nom n'est donné par un mathématicien persan (Al Khwarizmi) qu'au IXè siècle. On parle d’IA dès que l’on équipe un algorithme de fonctions ou capacités digitales cognitives ; les algorithmes prennent alors forme « concrètement », ils parlent, ils voient, ils planifient des actions, etc. Par exemple : les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les chatbots SAV, les assistants vocaux, les voitures autonomes, les montres connectées, les dispositifs médicaux actifs (DMA), la reconnaissance faciale, le GPS, etc. C’est en 1956 que John McCarty utilise la première fois le terme d’« intelligence artificielle » pour désigner « un domaine de l’informatique qui cherche à créer des systèmes capables de réaliser des tâches qui nécessiteraient normalement l’intelligence humaine » – les premiers systèmes sont modélisés dans les années 50 pour s’accélérer dans les années 90 avec la popularisation des fondements de l’Internet grâce au protocole WWW. Aujourd’hui, la définition de l’IA n’est pas précise en raison de sa nature étendue et sa constante évolution, néanmoins on parle généralement de trois types d’IA : « l’IA générale » (machine capable de réaliser n’importe quelle tâche cognitive comme le ferait un humain ou un animal – hypothétique encore à ce jour), «l’IA faible » (système capable de réaliser une tâche donnée de manière quasi parfaite sans supervision humaine – dans certains cas, on parle aussi de « machine learning » qui consiste à entraîner un programme ou un système informatique à effectuer des tâches sans instructions explicites, à partir d’un grand nombre de données, avec comme finalité de prévoir des résultats) et «l’IA forte » (modèle qui montre des signes d’une « conscience » propre – on parle aussi de « deep learning » : sous-ensemble du machine learning qui utilise des structures algorithmiques spécifiques appelées « réseaux neuronaux profonds » calquées sur le cerveau humain).
92. Notons que la géographie de la Silicon Valley dépasse largement les frontières de la seule Californie. À l’origine (épi)centre du développement et des innovations technologiques, elle reste aujourd’hui un lieu de décision et de conception – « sans usine » –, mais les contrats de sous-traitance et les partenariats sont délocalisés sur l’ensemble du continent américain, mais aussi en Europe, en Chine, en Inde, en Afrique.
93. Notons que depuis 1990, des ordinateurs quantiques travaillent non plus à partir du chiffre binaire, mais sur des données qubits qui permettent le traitement parallèle grâce à la propriété de superposition quantique. Cependant, il s’agit d’un usage encore très limité.
94. Voir Explication de l’arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1 avec des remarques sur son utilité et sur ce qu’elle donne le sens des anciennes figures chinoises de Fohy, par Gottfried Leibniz. Mémoires de mathématique et de physique de l’Académie royale des sciences, 1703.
95. Un grand modèle de langage, en abrégé LLM de l’anglais « large language model », est un type de programme d’intelligence artificielle qui exploite des nœuds (ou neurones) interconnectés dans une structure à plusieurs couches, similaire au cerveau humain, appelée « réseau de neurones profonds ». Ces nœuds sont soumis à une quantité massive de données (principalement de textes mais aussi à des images, des vidéos, des sons, des données financières, des langages informatiques, etc.) pour devenir de « réels » assistants ; cette structure permet aux ordinateurs d’apprendre de leurs erreurs et de s’améliorer en continu pour apporter des réponses aux requêtes ou tâches qui lui sont demandées. Voir liste des grands modèles de langage : https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_mod%C3%A8le_de_langage
96. CNIL : la Commission nationale de l'informatique et des libertés est une autorité administrative indépendante française, membre de la GPA (Global Privacy Assembly).
97. La recette de cuisine est souvent citée comme l’exemple type de l’algorithme : toute recette commence par une question – par exemple : comment faire un gâteau au chocolat moelleux ? – suivie des données nécessaires, à savoir les ingrédients à sélectionner, les quantités à incorporer et les opérations successives à suivre en vue de réussir le plat en question. L’algorithme devient numérique (ou IA) lorsque la procédure se complexifie, c’est-à-dire lorsque le calcul revient à envisager trop d’actions simultanées. L’algorithme numérique (ou IA) prend, en quelque sorte, le relais de notre cerveau ; il/elle exécute à la place de l’être humain. cf. supra note 91.
98. En référence à G. SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958. Ajoutons que face à ce manque de transparence, de plus en plus de voix s’élèvent même au sein des géants de la Silicon Valley pour adopter des pratiques plus éthiques, sans néanmoins encore faire changer les choses en interne. Quelques sources journalistiques non exhaustives :
https://www.equaltimes.org/fievre-ethique-a-la-silicon-valley?lang=fr#.ZDp6vsHP3Oc
https://www.letemps.ch/opinions/silicon-valley-quete-dethique
https://www.ladn.eu/entreprisesinnovantes/transparence/travailleurs-de-la-tech-unissez-vous-et-ralez-un-bon-coup/
En outre, des organisations européennes et internationales bien conscientes du problème réfléchissent actuellement à un cadre réglementaire pour les algorithmes et l’IA. Le Parlement européen travaille notamment sur un « AI Act ».
99. DP, pp.246-247.
100. HRED. À propos des trois constatations, se référer au feuillet [55].
101. Nous renvoyons au concept de subjectivation/objectivation que Foucault aborde dans ses différents travaux : le sujet « n’est pas une substance » mais une forme qui n’est jamais identique à elle-même, il se transforme à travers des discours (vrais) qui vérifient les règles de formations des savoirs (ou la production du savoir et des discours de vérité) et valident des pratiques de pouvoir (ou les relations de pouvoir). C’est ainsi qu’il décrit l’émergence du « sujet fou » dans l’Histoire de la folie à l'âge classique, le « sujet malade » dans Naissance de la clinique, le « sujet parlant », le « sujet travaillant » et le « sujet vivant » dans Les mots et les choses, le « sujet criminel » et le « sujet délinquant » dans Surveiller et punir, le « sujet désirant » dans l’Histoire de la sexualité. Et il en va de même pour les choses dont le sujet dit qu’il parle.
102. cf. « Règle d’établissement du texte » in DP, pp.9-10 : « Manuscrit rédigé vraisemblablement pendant l’été 1966 ».
103. Nous rappelons que pour dégager les conditions de possibilité du savoir, Foucault construit sa méthode sur base de la critique kantienne tout en s’en distinguant : la critique n’est plus analytique, mais archéologique pour ressaisir, à partir de faits mis en relation, les conditions de possibilité (ou conditions d’acceptabilité) de la pensée à un moment donné pour neutraliser les énoncés positifs établis et définitifs, scientifiques et vrais, en fouillant en dessous de ce qui est « visible et énonçable » pour faire surgir la vérité, ou plutôt pour restituer les jeux de vérité. Très vite, il se rend compte que sa méthode doit aussi être généalogique étant donné que les choses ne sont plus inscrites dans aucun a priori ; il s’agit alors de remonter aux origines des conditions de possibilité de ces « singularités émergentes ».
104. DP, p.72.
105. M. FOUCAULT« Qu'est-ce qu’un philosophe ? » (entretien avec M-G Foy) [1966] in Dits et écrits, I, texte n°42, Paris, Gallimard, 1994, p.553. À propos du rôle du philosophe dans la société :
Foucault : « Vous savez, jusqu'au XIXe siècle, les philosophes n'étaient pas reconnus. Descartes était mathématicien, Kant n'enseignait pas la philosophie, mais l'anthropologie et la géographie, on apprenait la rhétorique, pas la philosophie, il n'était donc pas question pour le philosophe de s'intégrer [à la société]. C'est au XIXe siècle qu'on trouve enfin des chaires de philosophie ; Hegel était professeur de philosophie. Mais, à cette époque, on s'accordait à penser que la philosophie touchait à son terme. »
M-G Foy : « Ce qui coïncide à peu près avec l'idée de la mort de Dieu ? »
Foucault : « Dans une certaine mesure, mais il ne faut pas s'y tromper, la notion de mort de Dieu n'a pas le même sens selon que vous la trouvez chez Hegel, Feuerbach ou Nietzsche. Pour Hegel, la Raison prend la place du Dieu ; c'est l'esprit humain qui se réalise peu à peu ; pour Feuerbach, Dieu était l'illusion qui aliénait l'Homme, une fois balayée cette illusion, c'est l'Homme qui prend conscience de sa liberté ; pour Nietzsche enfin, la mort de Dieu signifie la fin de la métaphysique, mais la place reste vide, et ce n'est absolument pas l'Homme qui prend la place de Dieu. »
M-G Foy : « Oui, le dernier homme et le surhomme. »
Foucault : « En effet, nous sommes les derniers hommes au sens nietzschéen du terme, le surhomme sera celui qui aura surmonté l'absence de Dieu et l'absence de l'homme dans le même mouvement de dépassement. »
106. DP, p.74. Le « je dis que je parle » du sujet parlant s’étend aussi discours du philosophe : « Les paroles qui se prononcent, les textes qui s’écrivent, bref, toutes les modifications effectives du langage fixent d’une façon nouvelle les rapports entre les énoncés d’une part, et d’autre part celui qui les articule, le moment où ils sont prononcés et le lieu d’où ils sont ; les discours se rapportent autrement au présent et à l’ici de leur formulation, ainsi qu’au sujet qui parle à travers eux. Ce qui change, plus essentiellement que les choses dites ou les hommes qui les pensent en les disant, c’est l’implication du sujet parlant à l’intérieur du discours et la désignation de ce sujet parlant à l’extérieur de ce discours ; sur toute la surface du discours en général (c’est-à-dire de tout ce qui s’énonce dans une culture à un moment donné) apparaissent de nouvelles formes de cette implication désignatrice, chacune d’elles définissant un mode nouveau de discours ».
107. DP, p.105.
108. M. FOUCAULT, « Qu'est-ce qu’un philosophe ? », op. cit., p.553. Le texte original : « On peut envisager […] deux sortes de philosophes, celui qui ouvre de nouveaux chemins à la pensée, comme Heidegger, et celui qui joue en quelque sorte le rôle d'archéologue, qui étudie l'espace dans lequel se déploie la pensée, ainsi que les conditions de cette pensée, son mode de constitution ». Nous inversons ici les deux parties de la phrase originale par souci de cohérence syntaxique.
109. M. FOUCAULT, « Qu'est-ce que les Lumières ? » [1984], Dits et écrits, op. cit., p.681. Notons que si l’on se réfère au poème De la nature de Parménide, celui-ci montre qu’il y a de l’être, plus exactement, que la « vérité » ou l’alètheia (λήθεια en grec ancien) a pour fonction de dire ce qui est. Parménide dit, par la voix symbolique de la Déesse qui entraîne le char qui le porte, ce qui ou indique la voie de l’intelligence (entendons la méthode pour dire vrai) qui consiste à dire l’être, car, dans le cas contraire, la voie (entendons les autres chemins possibles) nous conduit au non-être qui est inconnaissable et impensable : « Allons, je vais te dire et tu vas entendre quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence ; l’une, que l’être est. que le non-être n’est pas - chemin de la certitude, qui accompagne la vérité ; l’autre, que 1’être n’est pas. et que le non-être est forcément, route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire. Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer. » II, 1-8. La tâche de Parménide fût de montrer qu’il y a de l’être – principe des principes – et d’affirmer que prétendre expliquer la réalité sans faire appel à ce qui fait que les choses sont, c’est se perdre en chemin. Ne pose-t-il pas indirectement la possibilité du diagnostic ? Réflexion et analyse à poursuivre.
110. Foucault précise que la philosophie a toujours été une « entreprise de diagnostic » mais ce qui est nouveau, c’est la critique du diagnostic ; il ne suffit pas à identifier et reconnaître mais en dégager les conditions. C’est cela qui devient possible à partir du XVIIe siècle et évident avec Nietzsche : « À propos de Nietzsche, nous pouvons revenir à votre question : pour lui, le philosophe était celui qui diagnostique l’état de la pensée. » in M. FOUCAULT, « Qu'est-ce qu’un philosophe ? », op. cit.
111. DP, p.13.
112. Expression de F. GROS, Michel Foucault, Philosophie, Anthologie, Paris, Gallimard, Folio essais, 2004, p.19.
113. DP, p.254 et p.258.
114. Il faut attendre la fin des années 70 mais surtout le début des années 80, alors qu’il fait des allers-retours entre les textes grecs (cf. son enquête sur le généalogie du sujet) et les textes de Kant (Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) et du Conflit des facultés (1798)), pour que l’idée de la philosophie comme diagnostic du présent redevienne centrale dans ses travaux et sa réfléxion et qu’il appelle alors « ontologie du présent » ou « ontologie critique de nous-mêmes » qui consiste à faire une critique des discours. Et à Foucault de conclure : « C’est cette forme de philosophie qui de Hegel à l’école de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber, a fondé une forme de réflexion dans laquelle j’ai essayé de travailler » in « Qu’est-ce que les Lumières ? », op. cit.
115. DP, p.17.
116. Nous n’avons pas insisté ici sur la subjectivation (du sujet), mais quelle que soit la « nature » de la « chose » (objet du monde ou sujet), elle enfonce ses racines dans le discours.